Quand nous étions enfants, ma sœur et moi vivions dans un vieux corps de ferme, perdu quelque part au cœur de la Normandie. C’était une bâtisse au charme austère que mes parents avaient achetée dans le but de la retaper. Nous qui venions du sud de la France, nous nous étions montrés réticents à l’idée d’emménager dans un endroit aussi froid et pluvieux… Mais malgré la poussière et l’humidité, nous aimions beaucoup cette maison.
Le jardin semblait s’étendre à perte de vue, bordé de haies épaisses derrière lesquelles nous imaginions des royaumes, des pays fantastiques et des contrées magiques. Et notre grande maison était devenue notre château. Chaque recoin, chaque dépendance, chaque escalier grinçant devenait pour nous un terrain d’exploration et de jeu. Il y avait le grenier rempli de toiles d’araignées, les pièces abandonnées, et cette cave humide où régnait un silence si dense qu’on avait l’impression d’y entendre battre le cœur même de la maison. Et quand le vent s’engouffrait dans les pierres des murs usés par le temps, nous avions l’impression qu’elle cherchait à nous chuchoter des histoires, à nous raconter des souvenirs de celles et ceux qui avaient vécu là avant nous.
Mais parmi toutes ces découvertes, ce que nous aimions le plus, c’était Élise. Notre fantôme.
Nous avions choisi de l’appeler ainsi, en hommage à notre arrière-grand-mère. Contrairement aux histoires effrayantes qu’on nous racontait sur les fantômes et les esprits, Élise n’avait rien d’une présence malveillante. Au contraire : elle était douce, presque attentionnée. Maternelle, même. Certains matins, en nous réveillant, nous trouvions sur nos tables de chevet une tasse, alors que nous étions certains qu’elle n’y était pas la veille. Nous savions que c’était Élise, qu’elle les avait laissées là au cas où nous aurions eu soif pendant la nuit. Elle voulait juste prendre soin de nous.
Lorsque nous avons emménagé, la maison regorgeait de vieux meubles que mes parents avaient décidé de garder : une vieille commode aux tiroirs grinçants qu’ils avaient installée dans leur chambre, une grande table en bois massif qui trônait dans la salle à manger… et une chaise paillée, toute simple et un peu bancale, qui servait de décoration dans notre salon. Cette chaise, pourtant banale, semblait avoir sa propre volonté. Chaque fois que ma sœur et moi étions devant la télévision ou en train de jouer, elle bougeait. Pas brusquement, non, mais lentement, presque timidement. D’abord un léger décalage, puis, au fil de la journée, elle se retrouvait plus près du centre de la pièce, comme si quelqu’un l’avait tirée. Ma sœur et moi étions persuadés qu’il s’agissait d’Élise, qui voulait simplement être avec nous et partager nos rires, nos jeux. Et cela nous rendait toujours un peu tristes de devoir la remettre à sa place.
Les années ont passé, et avec elles, notre enfance. Nous avons déménagé dans une nouvelle maison, dans une autre ville, puis j’ai finalement quitté le nid familial pour poursuivre mes études. La ferme, les vieux bâtiments que j’explorais avec ma sœur, et même Élise s’effacèrent lentement, reléguées au rang de souvenir. Puis le temps fit son œuvre, jusqu’à ce qu’un jour, le passé ressurgisse. Alors que je rendais visite à mes parents, je suis tombé sur un vieil article de journal qu’ils avaient trouvé en fouillant dans une brocante. L’article parlait des anciens propriétaires de la ferme : un couple et leurs deux fils…
À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, le mari, un patriote convaincu, avait rejoint les forces armées françaises. Mais lorsque les premières batailles contres l’Allemagne éclatèrent, le malheureux fut tué au combat. Sa veuve, inconsolable, incapable de subvenir aux besoins de ses enfants et refusant de se remarier, aurait sombré dans la folie. Et un soir, dans un geste de désespoir, elle leur aurait servi une tasse de lait qu’elle avait empoisonné avec de la mort-aux-rats, avant de se pendre dans le salon…
En lisant l’article, un frisson me parcourut, que je n’oublierai jamais. Mais c’est la photo qui accompagnait le texte qui me glaça le sang. Une image en noir et blanc, granuleuse et presque effacée, du salon. Notre salon. Et suspendu à une poutre, le corps d’une femme.
Sous elle, renversée, se trouvait une vieille chaise en bois.
Exactement la même.
Placée au centre de la pièce.
