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Dans Abîme

Abîme – Épilogue

par Stéphane · 9 septembre 2025

[Attention : Ceci est le dénouement de l’histoire Abîme. Si vous êtes arrivé·e ici par hasard, et n’avez pas lu le ou les chapitre(s) précédent(s), alors je vous invite à cliquer sur ce lien qui vous redirigera vers l’ensemble des chapitres de l’histoire. Sinon : vous pouvez continuer votre lecture ! 😉]


Quand j’ouvris les yeux, la première chose que je vis fut une lumière blanche, si vive qu’elle m’arracha un gémissement.

« Je suis… au paradis ? balbutiai-je d’une voix rauque. »

Mais les bips réguliers d’un moniteur cardiaque me ramenèrent aussitôt à la réalité. L’odeur âcre du désinfectant, la blancheur aseptisée des murs, le froid métallique du lit sous mes doigts… Rien de paradisiaque, mais je mis du temps à comprendre où j’étais. Une chambre d’hôpital. Mes paupières lourdes se soulevèrent péniblement, et je balayai la pièce du regard. À ma gauche, Arnaud somnolait encore dans un lit voisin, le teint blafard et une perfusion plantée dans son bras. À ma droite, Alexandre, éveillé, était assis dans son lit et fixait le ciel bleu à travers une fenêtre entrouverte. Nous étions vivants. Rescapés. Mais à quel prix ?

La porte s’ouvrit dans un grincement discret. Une infirmière entra, suivie de deux hommes en blouse blanche. Leurs voix se firent douces, trop douces, comme si nous étions des enfants fiévreux qu’il fallait ménager et rassurer.

« Vous êtes enfin réveillé… Vous avez eu beaucoup de chance, vous savez ? dit l’un d’eux avec un sourire. »

Ils nous expliquèrent alors ce qu’il s’était passé. Le guide que nous suivions au début de la visite s’était rendu compte de notre disparition lorsque le groupe avait regagné la surface. Après avoir alerté les secours, une équipe était descendue et nous avait retrouvés inanimés, étendus sur la pierre froide à l’entrée d’un tunnel. Cela faisait vingt-quatre heures que nous étions là, entre la vie et la mort, avec un souffle à peine perceptible.

« Oui, ça on peut le dire : vous avez eu beaucoup de chance… répéta l’infirmière en vérifiant le cathéter dans le bras d’Arnaud.

– Une hypothermie légère, quelques contusions… mais heureusement : rien de vital. Nous avons contacté vos proches, et ils viendront dès que possible. En attendant, reposez-vous… »

Rien de vital. J’eus un rire nerveux. Si seulement ils savaient.

Quand on nous demanda ensuite de raconter notre version des faits, nos voix tremblèrent. Les mots s’entrechoquaient, incohérents, hachés par l’émotion. Arnaud commença par la visite spéléologique, et son envie d’évasion et d’aventure. Puis il parla de la créature bipède à tête de loup, ses yeux blancs, son corps émacié. Alexandre évoqua la cité souterraine, les ruines, et le monolithe noir couvert de gravures terribles. Et moi, je parlai du grondement qui me fit tomber dans les pommes, du hum, de ces vibrations qui vrillaient nos tympans et qui, après y avoir longuement réfléchi, déformaient nos sens et faisaient naître ces visions cauchemardesques. Mais à mesure que nous parlions, je voyais leurs regards changer. Sceptiques d’abord, puis gênés, et enfin fermés. Les médecins échangèrent quelques murmures avant de griffonner plusieurs notes sur leur dossier : stress post-traumatique, hallucinations liées à l’isolement, cauchemars collectifs… On nous écoutait poliment, mais personne ne croyait un traître mot de ce que nous disions.

Arnaud s’emporta, répétant ce qu’il venait d’expliquer au sujet de la bête. Et Alexandre, hochant la tête, confirma :

« On l’a vue tous les trois ! Elle était là, devant nous, et on l’a vue comme on vous voit vous, en ce moment !

– Écoutez… répondit un des médecins en posant une main apaisante sur l’épaule d’Alexandre. Il n’y a pas d’animal sauvage dans ces cavernes. C’est un chemin balisé, sécurisé… Vous avez été victimes d’un choc, et vous avez halluciné. Mais ça ne fait rien, le pire est passé. Ce dont vous avez besoin à présent, c’est de repos ! »

Arnaud et Alexandre n’en démordaient pas. Quant à moi, je me murai dans le silence. Parce qu’au fond, je savais que la vérité ne servirait à rien. Qui accepterait de croire ce que nous avions vu, à part des complotistes ou des illuminés ?

Quelques jours plus tard, nous sortîmes enfin de l’hôpital. Le soleil, le vrai, nous accueillit à notre sortie. J’eus presque un vertige en levant les yeux, persuadé un instant qu’il allait se disloquer et tomber en morceaux, comme la caverne et la cité souterraine… Mais non. Tout était normal. Nous nous assîmes sur un banc, à quelques mètres de l’entrée de l’hôpital. Arnaud fixait le sol, les coudes sur ses genoux, la jambe agitée par un tremblement nerveux. Alexandre, les mains croisées derrière la nuque, pestait à voix basse.

« Putain, ça m’soule… Ils nous prennent pour des fous. »

– Ça fait plus sérieux sur leur dossier… Arnaud haussa les épaules. Hallucination collective, ça parait plausible…

– Non ! répondit Alexandre, furieux. Ils mentent ! Je sais ce que j’ai vu ! Et toi aussi, d’ailleurs ! Je la revois à chaque fois que je ferme les yeux ! »

Sa voix se brisa, puis il détourna le regard. Je pris alors une profonde inspiration.

« Et qu’est-ce que tu comptes faire, Alex ? Lancer l’alerte sur les réseaux sociaux ? Ouvrir un blog ? De toute façon : on n’a aucune preuve…

– Si : on en a une ! Enfin… on en avait une… poursuivit Alexandre, amer. La photo que j’ai prise, dans la grande caverne… mais mon téléphone est tombé…

– Et voilà. Bye-bye, la preuve. »

Conclusion faite, Arnaud se leva brusquement.

« Bon, allez ! On doit retourner au camping et récupérer nos affaires… Avec un peu d’chance, ils nous laisseront finir le week-end et profiter de la piscine encore un peu… »

Résigné, Alexandre hocha la tête, soupira, et se leva à son tour.

« Lucas ?

– Hm ?

– Tu viens ?

– Ouais, j’arrive… »

Le téléphone… Ils ne me l’avaient pas pris, à l’hôpital. Je sortis l’appareil de ma poche, allumai l’écran, et tout en retenant ma respiration, j’ouvris fébrilement la galerie photo. Et là… je la découvris…

La photo.

Une image prise par accident au cœur de la cité maudite. On distinguait la maison abandonnée et ses murs de pierre rongés par l’humidité. Et en arrière-plan, au-delà de l’ouverture… la créature. Floue, vacillante, comme si l’objectif avait refusé d’accepter son existence. Mais elle était bel et bien là. Ses crocs dégoulinants de bave. Ses yeux vitreux, blanchâtres. Son sourire hideux, carnassier, figé dans une grimace inhumaine. Mon sang se glaça. Mes doigts crispés blanchirent sur l’écran. Je restai pétrifié, incapable de détourner les yeux. Tout me revint d’un seul coup : la cité millénaire, l’abîme sans fond, et surtout… la silhouette titanesque. Cette monstruosité qui sommeillait sous nos pieds, cette divinité cyclopéenne adorée des goules et prisonnières des profondeurs. Et une pensée plus terrible que toutes les autres s’imposa à mon esprit. Et si ce monde que nous pensions connaître n’était qu’une fragile surface, posée au-dessus d’un enfer encore endormi ?

Je serrai le téléphone contre ma poitrine et levai les yeux vers l’azur du ciel. Fallait-il montrer cette photo à mes amis ? Aux médecins ? À la police ? Ou la garder pour moi ? Car si je la montrais… on ne me croirait pas. On m’accuserait de mythomanie, de tromperie, de délire. Peut-être même qu’on m’enfermerait. Ou pire : la photo deviendrait virale, les médias s’en empareraient, la panique se propagerait. On organiserait une battue, une expédition dans les profondeurs… mais à quoi bon ? Comment combattre quelque chose qui semble étranger à notre monde ?

« Ho ? Lucas ? La voix d’Alexandre me tira de mes pensées, me faisant sursauter. Tu fais quoi ? Tu viens ?

– Rien, je réfléchissais… J’vous rejoins. »

Je rangeai le téléphone dans ma poche et me levai. Autour de moi, la vie suivait son cours : des voitures passaient, des voix résonnaient, des rires éclataient sur le trottoir d’en face. Tout semblait normal. Trop normal. Mes pas résonnèrent étrangement sur le bitume. Cette photo… Peut-être qu’elle devrait disparaître. Peut-être que je devrais l’effacer, comme on efface un mauvais rêve de sa mémoire. Oui, ce serait mieux. Pour Alexandre, pour Arnaud. Pour moi. Pour nous tous…

Mais alors que je laissais mon esprit s’accrocher à cette pensée rassurante, il me parut percevoir quelque chose. Un bruit sourd terriblement familier. Faible, lointain… mais bien réel. Il traversa la rumeur de la ville, s’infiltra dans mes os et serra mon cœur d’une étreinte glaciale.

Le hum.

Je m’arrêtai net, incapable de respirer. Alors je compris. Elle n’était pas morte. Malgré l’éboulement, malgré les secousses, elle n’avait pas disparu. L’abomination attendait toujours, tapie quelque part sous nos pieds, lovée dans l’obscurité comme un fauve en cage. Et un jour, elle trouverait une brèche. Un jour, elle remonterait, quitterait son abîme, ivre de faim et de liberté, pour humer l’air pur de la surface.

Et ce jour-là… j’espère que serons prêts…

Malgré l’éboulement, l’abomination n’avait pas disparu. Elle était toujours là, quelque part sous nos pieds. Et un jour, elle trouverait une brèche. Un jour, elle quitterait son abîme et viendrait humer l’air pur de la surface. Et j’espère que nous serons prêts lorsque ce jour arrivera…


Je tiens à vous remercier du fond du cœur d’avoir pris le temps de lire cette histoire. Abîme est la toute première histoire longue que j’ai menée à son terme et, même si elle est perfectible, le fait de pouvoir la partager avec vous est une grande fierté. 🙂

Si vous l’avez appréciée, n’hésitez pas à me laisser un commentaire, à partager vos impressions, ou même à la faire découvrir autour de vous. Et si, au contraire, elle ne vous a pas plu, ce n’est pas grave : vos critiques, même négatives, sont les bienvenues, tant qu’elles restent constructives. Elles me permettront de progresser et de faire mieux pour les récits à venir !

Encore merci pour votre lecture, votre temps et votre curiosité, et j’espère vous retrouver très bientôt pour de nouvelles histoires !

À plusch’ ! ☺️

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