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Dans Abîme

Abîme – Chapitre VII

par Stéphane · 5 septembre 2025

[Attention : Ceci est le chapitre VII de l’histoire Abîme. Si vous êtes arrivé·e ici par hasard, et n’avez pas lu le ou les chapitre(s) précédent(s), alors je vous invite à cliquer sur ce lien qui vous redirigera vers l’ensemble des chapitres de l’histoire. Sinon : vous pouvez continuer votre lecture ! 😉]


L’obscurité qui m’avait englouti quelques instants plus tôt finit par se dissiper, et je me réveillai brutalement dans un sursaut violent. Ma respiration haletante résonnait dans mes temps et mon cœur battait à cent à l’heure. Les taches noires qui jusqu’à maintenant brouillaient ma vision s’évanouissaient peu à peu, et mes yeux s’habituaient de nouveau à la pâle lueur des profondeurs. Mais alors que je cherchais à comprendre pourquoi j’avais perdu connaissance une fois de plus, je sentis une pression singulière sur mon bras. Quelque chose me tenait, avec une poigne trop ferme pour être amicale. Aussitôt, je tournai la tête et découvris une silhouette indistincte, floue. Mais après avoir recollé les morceaux des derniers événements, j’en déduisis qu’il s’agissait d’Arnaud ou d’Alexandre, venu me soutenir au moment où je m’étais effondré.

« Ar… naud ? balbutiai-je difficilement. »

Mais les sonorités qui s’échappèrent de ma bouche me firent un drôle d’effet… Surpris, je fronçai les sourcils puis pris une courte inspiration avant de me racler la gorge. Mais après une nouvelle tentative, les quelques syllabes que je prononçai et entendis m’interloquèrent de nouveau. Ma voix… Elle n’était pas comme d’habitude. Elle me parut râpeuse, plus grave, aussi grave qu’un râle ou un grognement. Visiblement, crapahuter si longtemps dans les tunnels humides m’avait fait prendre froid, au point de finir enroué… Soudain, la pression qu’Arnaud exerçait sur mon bras me tira de mes pensées. Ses ongles s’enfoncèrent d’un coup dans ma peau, et je lâchai un cri de douleur tout en m’écartant violemment de lui. Mon dos heurta alors autre chose et, déséquilibré, je tombai à la renverse sur le sol pavé. Tout en me frottant le bras, je relevai la tête et m’apprêtai à protester de cette voix éraillée que je ne reconnaissais pas. Mais le spectacle qui se révéla à moi me laissa littéralement sans voix.

La cité millénaire abandonnée depuis des éons grouillait à présent de silhouettes encapuchonnées. Une marée d’ombres, vêtues de toges noires et grises en lambeaux, s’était rassemblée sur la place. Une nuée de séides venus adorer l’étrange monolithe qui maintenant étincelait d’une sinistre lueur verdâtre. Je dirigeai aussitôt mon regard en direction de celui que je pensais être mon ami, mais un spasme de panique me fit reculer au moment où mes yeux croisèrent le faciès de cette chose, ravagé et déformé par ce qui devait être des années de mutations. La créature vaguement humanoïde qui se tenait devant moi avait les traits d’une de ces goules que certains artistes de l’horreur aimaient imaginer et représenter : un teint pâle, cadavérique, sans doute à cause d’une vie exclusivement souterraine, deux yeux blancs vitreux, des cheveux épars, une mâchoire proéminente, et… cette affreuse gueule hérissée de crocs ! En voyant qu’elle se rapprochait lentement de moi, je me redressai précipitamment et bondis dans la foule, cherchant à m’éloigner le plus possible de cette abomination.

Tandis que je me frayais un passage à travers la masse grouillante et vivante, je priais pour rester invisible aux yeux de ces monstres. Mais fort heureusement pour moi, tous semblaient absorbés par le bloc de pierre massif luisant au centre de la place. Certains hurlaient, d’autres chantaient et psalmodiaient dans un langage qui m’était parfaitement inconnu. Aucune langue vivante ou morte ne ressemblait, à ma connaissance, à ces intonations gutturales. Les sons qui s’envolaient les uns après les autres tout autour de moi se réverbéraient contre les murs des bâtiments et les parois de l’imposante caverne. Ce tumulte démoniaque me rendit étrangement nauséeux, et d’horribles pensées fusaient dans mon esprit, attisant la terreur qui s’était emparée de moi. Après une lutte acharnée au milieu de cette horde sortie tout droit de mes pires cauchemars, je parvins à m’extirper vers la périphérie de la place. Mais je n’étais pas tiré d’affaire car, en plus de cette voix qui n’était de toute évidence pas la mienne, j’eus d’un coup l’impression d’être étranger à mon propre corps. Je fis quelques enjambées approximatives, mais mes jambes et mes pieds s’emballèrent, si bien que je trébuchai la tête la première. Fort heureusement, je me rattrapai de justesse contre le petit muret devant moi… mais les doigts décharnés repliés sur le rebord me firent un effet terrible. Et en m’appuyant sur la pierre pour me redresser, je vis dans le bassin rempli d’une eau grisâtre l’expression d’horreur figée sur le visage de cette monstruosité. Mon cœur manqua un battement au moment où mon cerveau refusa d’admettre que la créature qui se reflétait et ondulait à la surface de l’eau… c’était moi ! Tout tremblant, j’approchai mes mains de mon visage et palpai mon front, mes joues, mes lèvres et mon cou, ressentant à chaque pression la peau rugueuse et le duvet rêche qui me recouvraient l’intégralité du visage. J’étais l’un d’eux ! C’était un véritable cauchemar !

Mais je n’eus pas le temps d’apprécier davantage ma nouvelle condition. Les grognements anarchiques qui résonnaient sur la place de cette ville maudite s’unirent d’un seul coup, et tous se retournèrent en direction de l’allée principale. Tout comme eux, je dirigeai mon regard sur la voie qu’Arnaud, Alexandre et moi avions empruntée un peu plus tôt, mais dans une autre dimension ou réalité. Au loin, vêtues de bures et de couvre-chefs cérémoniaux, cinq des créatures souterraines marchaient la tête baissée et d’un pas lent sur la route pavée, tirant derrière elles plusieurs animaux qui n’appartenaient pas à leur monde mais au mien. Je comptai deux chiens, trois cochons, cinq chèvres, sept poules et une vache. Comment ces pauvres bêtes avaient-elles pu se retrouver là, si loin de la surface ? Avaient-elles été dérobées à leurs propriétaires par ces horribles carnassiers, ou bien s’étaient-elles, elles aussi, égarées dans les souterrains tortueux de ces montagnes ? En tête de ce cortège inattendu, une des goules portait une toge plus travaillée que celle de ses congénères, décorée de filaments rouges et dorés. Dans main droite, une sorte de sceptre surmonté d’une tête de loup cornu. Qu’est-ce que c’était ? Une bête du folklore local ? Une sorte de dieu ? J’avais beau y réfléchir, rien ne me venait à l’esprit. Quelle obscure divinité, née de l’abîme et oubliée depuis des âges, ces êtres pouvaient-ils bien adorer ? Et tandis que je fixais le sceptre avec fascination et terreur, la procession traversa la foule avant de rejoindre l’obélisque noir qui brillait chaque seconde un peu plus fort.

Lorsque l’attroupement atteignit le pied du bloc de pierre taillée, les vivats des fidèles cessèrent, remplacées par un silence oppressant. Le prêtre au sceptre doré leva alors les bras en direction de la stèle et se mit à parler. Le dialecte inintelligible et rocailleux résonna à nouveau dans la grotte, se mêlant aux bruits des animaux attachés. Entre chaque chaîne de grognements et de sons, certaines des créatures vaguement humanoïdes se manifestaient au moyen de brefs bruits de gorge et de cris rauques, comme si elles approuvaient ce qui était scandé. Et pendant une longue minute, la pierre continua de luire de son vif éclat vert au rythme des proclamations et des réponses de la plèbe cryptique.

Soudain, lorsqu’il eut fini d’haranguer la foule, le prédicateur se tourna et fit face au gouffre non loin du monolithe, avant de grogner en direction de ses semblables. Jusqu’ici relativement calmes, les animaux commencèrent à se débattre, tirant sur leurs liens et cherchant une échappatoire. Leurs efforts étaient malheureusement vains : les fanatiques resserrèrent leur emprise et tirèrent violemment sur les cordes effilochées avant d’emmener les animaux de force derrière le bloc en pierre, sur une plateforme en bois qui surplombait le vide. Et en observant les bêtes traînées de la sorte, je devinai aussitôt la conclusion de l’horrible cérémonie qui était célébrée aujourd’hui… Trois des acolytes approchèrent la vache au bord du précipice, et au moyen de lances et de tridents rudimentaires, ils la poussèrent dans le vide sous une pluie d’acclamations. Un à un, les animaux furent précipités dans les profondeurs, tandis que les fidèles rassemblés autour de l’abîme insondable continuaient de chanter, de hurler et de rire !

Et c’est à cet instant que les choses empirèrent brutalement. Au moment où le dernier animal glissa du rebord pour rejoindre les autres bêtes sacrifiées, un grondement résonna au fond du trou béant, jusqu’à en faire trembler la cité souterraine. Des grognements plus graves et plus bruyants que ceux des monstres agglutinés près du monolithe s’élevèrent des tréfonds du monde, accompagnés d’ignobles bruits de mastication et d’os qui craquent. Malgré mes efforts pour éviter à tout prix d’interpréter ce qui était en train de se passer plusieurs mètres, voire kilomètres en contrebas, mon imagination déchaînée me montra ce que je ne voulais pas voir. Quelle hideuse et gargantuesque chose était en train de mâcher et de broyer les animaux qui venaient de lui être offerts ? La réponse ne tarda pas à arriver : une affreuse patte griffue, titanesque, recouverte d’un duvet noir et grisâtre jaillit des profondeurs et agrippa le pilier rocheux juste en face de la plateforme d’où avaient été jetées les offrandes. Une masse lente et lourde était en train de se hisser jusqu’à la surface, faisant vibrer à chaque prise la grotte tout entière. Pendant cette insoutenable ascension, le corps de la créature se frottait contre les parois abruptes du gouffre, et chaque nouveau râpement entraînait de vives réactions de la part des goules autour de moi. Ce vacarme insupportable de gémissements et de couinements me rendait malade, et il fallait à tout prix que je trouve une issue à ce cauchemar si je ne voulais pas m’évanouir ! Malheureusement, malgré mes efforts pour échapper à la foule ou, au mieux, me réveiller de ce cauchemar, j’étais tétanisé et coincé dans ce corps qui n’était pas le mien, n’ayant d’autre choix que d’assister passivement à cette terrible cérémonie.

Tout à coup, la colossale abomination jusqu’ici tapie dans l’obscurité surgit enfin au-dessus du vide, dépassant les habitations de la ville. Mon Dieu ! Même encore aujourd’hui il m’est difficile de décrire ce que j’ai vu, ou ce que je crois avoir vu ! D’un aspect répugnant, d’une taille aussi imposante que celle d’un titan, ce monstre gigantesque s’élança rapidement sur le monolithe et l’étreignit de ses grands bras tandis qu’il inclinait sa tête hideuse en proférant une sorte d’incantation. Mes semblables hurlèrent, rirent et chantèrent de plus belle dans une cacophonie assourdissante. Quant à moi, je ne pouvais détacher mon regard du liquide rouge qui lui coulait le long des babines. L’horrible faciès de cette chose qui fixait le plafond de la caverne… c’était le même que la tête sculptée sur le sceptre que j’avais contemplé tout à l’heure. Il était d’ailleurs assez proche de celui que je « revêtais » au sein de cette hallucination surréaliste, à ce détail près qu’il arborait deux cornes qui me firent penser aux bois des cerfs et des élans. Ses yeux étaient blancs et brillants, sa gueule allongée comme celle d’un loup, pourvue de longs crocs jaunis et d’une langue anormalement longue, qui sortait par moment pour caresser le bloc de pierre noire.

Soudain, après avoir fini de mâcher je ne savais quel animal, cette espèce de loup-garou cyclopéen se tourna vers ses adorateurs en contrebas, et les fixa avec envie. Il ne lui fallut que quelques secondes de réflexion pour se décider à étendre le bras au milieu de la foule afin d’attraper une poignée de monstres blancs. Après tout : pourquoi se priver de chair fraîche ? La boucherie qui s’ensuivit me fit presque tourner de l’œil, et il m’arrive encore aujourd’hui d’éprouver une violente nausée lorsque j’y repense. Certains de mes congénères furent écrasés et broyés, d’autres furent tout simplement gobés et engloutis par ce Goliath des profondeurs. Trois autres se retrouvèrent empalés sur l’une des griffes surdimensionnées du monstre, avant d’être croqués comme de vulgaires sucres d’orge. Mais au lieu de fuir la place principale et de se retrancher dans les maisons, tous autour de moi attendaient que la chose les emporte, les déchire, les avale ! Je vis même du coin de l’œil un petit groupe de ces fanatiques lever et agiter les bras dans les airs, cherchant à attirer l’attention de cette divinité qu’ils adoraient.

La place pavée autour de l’obélisque avait viré au rouge, et mon esprit m’ordonnait de courir et de quitter ce lieu maudit. Mais la main monstrueuse finit par s’abattre sur moi, ses doigts décharnés se repliant sur mon torse, et m’éloigna de la terre ferme. Suspendu dans le vide, je levai les yeux vers la gueule béante qui s’ouvrait devant moi, ruisselante de sang et de salive, avant de pousser un cri d’horreur. Ma fin était là.


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