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Dans Abîme

Abîme – Chapitre IX

par Stéphane · 8 septembre 2025

[Attention : Ceci est le chapitre IX de l’histoire Abîme. Si vous êtes arrivé·e ici par hasard, et n’avez pas lu le ou les chapitre(s) précédent(s), alors je vous invite à cliquer sur ce lien qui vous redirigera vers l’ensemble des chapitres de l’histoire. Sinon : vous pouvez continuer votre lecture ! 😉]


« Lucas ? me chuchota Alexandre depuis le mur au fond de la pièce. Sa voix tremblait, étouffée par sa propre peur. Qu’est-ce que tu vois ? »

Mais je ne lui répondis pas. D’ailleurs, je crois même ne pas l’avoir entendu me parler. Toute mon attention était rivée sur cette caricature de loup qui se tenait dans la rue, juste devant la maison dans laquelle nous nous étions retranchés. Elle était à nos trousses, et ce n’était qu’une question de temps avant qu’elle ne nous débusque. Ses yeux blancs balayaient les environs avec une rapidité surnaturelle. L’expression « en un clin d’œil » n’avait jamais été aussi bien illustrée que maintenant : il me suffisait de respirer top fort pour que son regard me tombe immédiatement dessus. J’étais tétanisé. Mes muscles se contractaient douloureusement sous l’effort de rester aussi immobile qu’une statue. Mon cœur battait si fort qu’il me semblait résonner dans mes tempes, couvrant presque le bruit de la respiration rauque de la créature. Ma gorge était devenue si sèche que j’avais peur qu’un simple raclement me trahisse. J’enviais mes amis bien cachés dans l’obscurité, et surtout hors du champ de vision de l’abomination. Mais il fallait que je reste calme et que je me maîtrise si je voulais rester en vie.

Tout à coup, quelque chose dans la rue attira son attention : le mur qu’elle avait percuté un peu plus tôt venait de céder dans un fracas. Elle poussa un cri strident avant de tourner la tête dans cette direction. Coup de pouce du destin ou pas, la diversion m’offrit le temps nécessaire pour bouger : je m’écartai de l’entrebâillement de la porte et me plaquai contre le mur adjacent. J’étais hors de vue.

« Qu’est-ce qui s’passe ? souffla Arnaud. »

Je lui fis aussitôt signe de se taire, mon index pressé contre mes lèvres. Même si la créature était assez loin de nous et dans l’incapacité de nous voir, elle pouvait très certainement nous entendre ! Alors dans un silence des plus sinistres, je tendis l’oreille. Les pas lourds de la bêtes résonnaient contre les pierres froides qui dallaient la rue, répercutés contre les parois des murs des bâtiments. J’espérais de tout mon être qu’elle s’éloigne d’ici… malheureusement, à en juger la respiration qui ne faiblissait pas, elle n’avait pas bougé d’un pouce. Elle savait parfaitement que nous n’étions pas loin, elle n’était pas stupide. Nous étions acculés, et chaque seconde passée ici réduisait nos chances de survie. Nous n’avions pas le choix : il fallait tenter une sortie, et vite.

Je relevai la tête et commençai à lister mentalement les options qui s’offraient à nous. Même si elle constituait pour l’heure l’unique solution à notre problème, j’oubliai bien vite l’entrée principale de l’habitation. En balayant la pièce du regard, un vif sentiment d’effroi me parcourut. Mon esprit se brouilla un instant, parasité par des images surgies de mes récents cauchemars. Les silhouettes squelettiques des goules se superposaient à mon champ de vision, et elles allaient et venaient dans cet endroit, dans cette maison, vaquant à leurs obscures occupations. Comment avaient-elles construit toutes ces choses, toutes ces structures et cette cité ? S’étaient-elles inspirées des êtres qui vivaient au-dessus de leurs sombres cavernes, à la surface ? Je les imaginai creuser des galeries sous les montagnes, sous les villes, grouillant comme des rats sous nos pieds. Peut-être étaient-elles encore là à ramper et à espionner ceux du monde d’en haut, à copier leur façon de faire, leurs coutumes et leurs sociétés dans le seul et unique but d’effleurer du bout des doigts ce qui faisait d’eux des hommes ! Toutes ces questions me firent frémir, et je secouai la tête pour les chasser de mon esprit. Il fallait me concentrer. En poursuivant mon exploration, j’aperçus dans l’obscurité une sorte d’escalier en pierre. Peut-être y avait-il à l’étage une ouverture ou un passage qui nous permettrait de nous échapper !

J’attirai alors l’attention d’Arnaud d’un signe discret. Ses yeux suivirent mon geste, et il comprit aussitôt : il se redressa le plus silencieusement possible, et entrepris de grimper. De mon côté, je sortis mon téléphone portable de ma poche et le déverrouillai. Je m’assurai avant toute chose de le mettre sur silencieux, simple précaution, puis activai la caméra frontale. Un stratagème digne d’un film d’espionnage : en dirigeant l’objectif vers la porte, et grâce à l’écran, je pouvais surveiller la rue sans risquer de me montrer.

La bête était toujours là. Elle pivotait frénétiquement la tête, ses yeux brillants balayant la ruelle dans une transe furieuse.

« Psssst ! »

Alexandre et moi sursautâmes aussitôt, et mon cœur manqua un battement. C’était Arnaud. Malgré ses efforts pour chuchoter, chaque mot qu’il prononça me parut insupportablement fort !

« Y’a une fenêtre… souffla-t-il. Elle donne sur le toit d’à côté… J’pense qu’on peut passer ! »

C’était notre chance ! Tout en gardant un œil sur mon système de vidéosurveillance improvisé, j’indiquai à Alexandre d’un rapide signe de tête qu’il pouvait rejoindre Arnaud, là-haut. Quand soudain, le pire scénario possible se produisit…

Une sonnerie. Une brève sonnerie de téléphone résonna dans la pièce de cette maison lugubre. L’espace d’un instant, le portable d’Alexandre, qui était jusqu’à maintenant parfaitement isolé du réseau, était parvenu à capter un brin de signal, suffisamment longtemps pour recevoir une unique notification. Je me crispai sur mon téléphone en entendant le tintement qui jaillit de nulle part, et mon pouce appuya malencontreusement sur l’écran, me faisant prendre une photo. Et malgré le mode silencieux, le bruit caractéristique de l’appareil photo de mon propre téléphone répondit à celui d’Alexandre.

La créature se mit à rugir.

« Putain de merde !! m’exclamai-je sans retenue avant de me décoller du mur contre lequel j’étais appuyé. »

Plus de discrétion possible. Je bondis vers l’escalier, poussant presque Alexandre et lui criant de se dépêcher de monter. À l’étage, nous rejoignîmes Arnaud qui entretemps avait commencé à enjamber la fenêtre, tandis qu’un fracas épouvantable fit trembler la bâtisse : la porte du rez-de-chaussée venait d’éclater en mille morceaux sous la force brute de la créature.

« Dépêche-toi ! criai-je à Alexandre. »

En temps normal, la peur nous aurait littéralement paralysé… mais l’adrénaline nous donnait la force nécessaire d’affronter cette situation ! Nous jaillîmes sur le toit et découvrîmes une vue panoramique de l’ensemble des bâtiments de la cité millénaire. Arnaud étendit le bras et désigna l’arche en pierre au loin, qui marquait l’entrée de la ville. Dans le bâtiment, les marches craquaient déjà sous le poids monstrueux de la créature.

« Courez !! »

Il ne nous en fallut pas plus : nous nous élançâmes sur les toits des bâtiments, bondissant de plateforme en plateforme. Nous devions courir, mettre le plus de distance entre la créature et nous. Soudain, une violente secousse fit trembler l’habitation sur laquelle nous nous trouvions. Alexandre trébucha, manqua de basculer la tête la première dans le vide, mais Arnaud le rattrapa in extremis par le col. Un nouveau fracas d’une violence inouïe retentit juste derrière nous. Plutôt que de nous rejoindre sur les toits, la bête avait foncé droit dans le mur avant de le traverser, faisant s’écrouler une partie du bâtiment. Mais son élan la propulsa plus loin qu’elle ne le pensait : elle glissa sur la pierre et, emportée dans sa chute par les gravats, elle dégringola dans la rue en contrebas. Et en entendant le bruit sourd qui résonna dans toute la caverne lorsqu’elle s’écrasa sur les dalles, j’espérais de tout mon cœur ne pas la voir se relever…

« Elle… elle est morte ? murmura Alexandre, les yeux écarquillés. »

Nous restâmes un instant figés à scruter le nuage de poussière, à l’affut du moindre bruit. Mais rien. Pas un grognement, pas de pas lourd sur le sol pavé. Seuls les battements de nos cœurs qui pulsaient contre nos tempes.

« On s’en fout ! nous lança Arnaud en posant une main sur l’épaule d’Alexandre. On s’bouge ! »

Alors nous reprîmes notre course effrénée sur les toits des habitations, profitant de ce répit inespéré. Mes poumons me brûlaient, chaque enjambée m’arrachait un peu plus d’air, et une douleur lancinante me poignardait sous les côtes. Les plateformes s’enchaînaient sous nos pas précipités, et à chaque fois que nous devions passer d’un toit à l’autre, j’avais la terrible impression que mes jambes ne porteraient pas assez loin. Quand, finalement, les hauteurs se firent plus rares, et la cité s’ouvrait devant nous.

« Y’a plus de toit ! s’exclama Alexandre en se penchant au-dessus du vide. On fait quoi ?

– Là ! Si on saute sur ce muret et qu’on passe ensuite par la rue, on devrait pouvoir rejoindre l’allée principale ! »

Ni une, ni deux, nous suivîmes les indications d’Arnaud et parvinrent à redescendre sans encombre sur la terre ferme. Mais au moment où nos pieds touchèrent les pavés, le grondement revint. Pas celui de la créature, non, mais celui qui semblait directement venir des tréfonds de la planète. Il était plus puissant, cette fois. Plus profond, plus… proche. Il vibrait dans la pierre, s’infiltrait jusque dans nos os, me donnant même l’impression que ma cage thoracique se contractait sous une pression invisible.

« Putain, ça r’commence ! »

Arnaud se couvrit aussitôt les oreilles, titubant comme s’il avait reçu un coup, tandis qu’Alexandre grimaça de douleur, les mains plaquées contre son visage. Quant à moi, je restai figé. La panique, cette fois, ne m’écrasa pas. Ce fut autre chose. Un vertige. J’écoutais le bruit, assailli d’un souvenir que je voulais à tout prix effacer de ma mémoire. Le titan de mon cauchemar, l’aberration de la nature qui s’était extirpée sous mes yeux des entrailles de la Terre. Je revis son corps difforme, son long museau, ses crocs acérés et sanguinolents… Et si c’était elle ? Et si ce grondement épouvantable n’était pas un simple bruit, mais le râle de cette chose tapie dans l’abîme ? Pire encore : et si ses gémissements, en se propageant et en résonnant dans la pierre, étaient capables de déformer nos sens et d’altérer la réalité elle-même ? Cette pensée s’insinua en moi comme un poison et me fit frémir. Car si tout cela était vrai, cela voudrait dire que la bête était toujours là, quelque part, à des kilomètres sous nos pieds…

Comme pour confirmer ma crainte, le monde se brouilla de nouveau. Des fissures noires zébrèrent les murs des bâtiments environnants, comme des veines noires se dilatant dans une peau malade. Puis vinrent les ombres. Elles rampaient depuis les interstices, grouillaient le long des pierres comme des milliers d’insectes s’échappant d’une souche d’arbre morte. Je clignai des yeux, persuadé de rêver, mais le décor continuait de se déformer, d’onduler comme s’il était vivant. Derrière moi, j’entendis Alexandre paniquer, jurant avoir vu une silhouette filer à travers une ouverture de fenêtre d’une des habitations. Soudain, un hurlement éclata. Arnaud fixait le mur, les yeux exorbités, marmonnant des phrases dans une langue que je ne reconnus pas. Des sons rugueux, gutturaux, qui n’étaient pas les siens, s’échappèrent de sa gorge. Il se retourna, le regard fou, et se jeta sur moi avec une violence terrible.

« Tu n’es pas Lucas ! grogna-t-il. T’es l’un d’eux !! »

Son cri n’avait rien d’humain. Avant même que je puisse réagir, je fus projeté contre un mur, son poing levé prêt à s’abattre sur moi.

« Arnaud, non !! »

Je me débattis, cherchai à lui attraper le poignet et à me dégager de sa prise. J’avais beau lui hurler dessus, aucun de mes mots ne semblait l’atteindre, comme si son esprit avait déjà sombré. Alexandre se précipita aussitôt vers nous. L’altercation l’avait visiblement tiré de sa propre hallucination.

« Putain, Arnaud ! C’est nous ! Il l’attrapa par les épaules et l’obligea à lui faire face. Regarde-moi ! »

Mais ses yeux restaient fous, injectés de sang. Il poussa un nouveau cri, et empoigna brusquement Alexandre pour le jeter à terre.

« J’vais vous tuer ! Vous tuer tous les deux ! »

Puis il me tira vers lui et nous roulâmes tous les deux au sol. Le dos plaqué par terre, je me protégeai tant bien que mal le visage des coups de poing de mon ami. La lutte était sauvage, brutale, et nos cris se mêlaient aux illusions grouillantes qui envahissaient encore les ruines. Alexandre, qui s’était entretemps relevé, se rua sur Arnaud et lui attrapa le bras avant de le tirer violemment vers lui. Profitant de l’ouverture, je me dégageai les jambes et repoussai mon assaillant d’un coup de pied.

Puis d’un coup, le grondement cessa. Le silence revint d’un seul coup, et comme une nappe de brouillard qui se dissipe, les ombres disparurent, les murs se figèrent, les fissures s’effacèrent. Arnaud cligna des yeux, haletant. L’expression de fureur pure qu’il arborait l’instant d’avant s’effaça, remplacée par une panique désorientée. Il se frotta le ventre, sentant encore le coup de pied que je lui avais asséné, et se mit à trembler.

« Bordel… je… j’ai cru que… Il ne finit pas sa phrase, son souffle se brisant dans sa gorge. Je suis désolé, Lucas…

– Ça n’fait rien… Disons qu’on est quitte pour ce qui est des hallucinations.

– On doit dégager, les gars ! Vite ! »

Quelque chose n’allait pas. Derrière le silence qui nous enveloppait, j’avais la sensation d’entendre une respiration lente. Quelque chose rôdait toujours. Quelque chose d’immobile, mais conscient. Nous devions fuir.

Essoufflés, encore secoués par ce qui venait de se passer, nous reprîmes notre course à travers les ruelles. J’essayai de me représenter mentalement le plan de cette ville, de choisir à chaque intersection la bonne venelle qui nous ramènerait vers l’allée principale. Nous courûmes, trébuchâmes sur les pavés, jusqu’à finalement déboucher sur une large place.

L’espace qui s’ouvrait à nous était entouré de bâtiments aux colonnes sculptées, certaines brisées, d’autres encore debout. Les bas-reliefs gravés représentaient des formes non humaines, des yeux, des créatures lovées dans des abîmes. Alexandre s’arrêta, les lèvres entrouvertes.

« Ces symboles… les mêmes que ceux de l’obélisque ! »

Je hochai la tête, mais nous n’avions pas le temps de jouer les archéologues en herbe. Je parcourus la place à la recherche d’une sortie, mais il n’y en avait aucune. Juste des pans de murs effondrés, des décombres entassés et qui barraient toutes les issues. Les façades nous toisaient, lézardées de craquelures, et le vent s’engouffrait dans les brèches, produisant des sifflements lugubres qui faisaient vibrer les pierres. Une impasse.

« Fais chier !! »

Je fis aussitôt demi-tour, prêt à revenir sur mes pas, quand elle réapparut. La créature à tête de loup se découpait dans la pénombre. Boitillante mais bien vivante. Elle reniflait, grondait comme un chien qui s’apprêterait à mordre, tout en s’approchant ; ses griffes raclant la pierre et son corps tordu s’abaissant vers nous. Nous étions acculés, piégés entre cette chose et les décombre. Je sentis la chaleur de mes amis à mes côtés, leurs poings crispés, leurs regards pétrifiés sur l’ombre mystérieuse qui ne tarderait pas à bondir.

Et dans ce silence figé dans le temps, j’eus la certitude glaciale que la prochaine seconde déciderait de notre sort…


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