Franchement, quand j’y repense, cette visite spéléologique était une mauvaise idée… Cela faisait plus d’une heure que nous parcourions le dédale de tunnels sous cette montagne et, à mesure que les passages s’enchaînaient, nous commencions à avoir de plus en plus l’impression de tourner en rond. Et ce n’est qu’en arrivant dans une caverne qui s’ouvraient sur trois nouveaux corridors que nous dûmes nous rendre à l’évidence…
« Bon, les gars… lança Arnaud, prenant une grande inspiration. J’crois bien qu’on est perdus… »
Sur ces mots, il se laissa lourdement tomber le long de la paroi rocheuse et poussa un profond soupir. Alexandre, qui le suivait de près, tira une nouvelle fois son téléphone portable de sa poche et le déverrouilla.
« Et toujours pas de réseau…
– Évidemment ! répliqua Arnaud en frappant du poing contre la pierre. Sérieux, Alex, tu t’attendais à quoi ? Réfléchis un peu : comment tu veux qu’ça passe avec toute cette pierre ? Déjà qu’on captait pas grand-chose avant de descendre, alors t’imagines bien que ça va être compliqué maintenant…
– Ouais, bah excuse-moi, mais j’essaie de rester positif, de me dire qu’on va réussir à appeler des secours et sortir d’ici… lui répondit Alexandre en rangeant son téléphone.
– Mais oui, on va s’en sortir ! Pffff… quelle chochotte. Allez, ça m’soule : on fait une pause. »
Il desserra la sangle de son casque de sécurité et le retira avant de s’ébouriffer les cheveux. Malgré son air bravache de meneur, ce geste trahissait une nervosité et une inquiétude croissantes. Son ventre gronda…
« Et en plus de ça, continua-t-il, j’commence à avoir la dalle… Lucas ? »
Je fixais le cône de lumière projeté par ma lampe frontale, puis levai les yeux en direction de l’inquiétante obscurité d’un des trois souterrains. Les aspérités de la roche formaient comme une gueule béante, prête à nous engloutir. Pourtant, malgré l’angoisse qui me serrait la poitrine, je ne pouvais m’empêcher de penser à ce qui nous attendait plus loin…
« Ohé, Lucas !
– Hein ? sursautai-je en me retournant brusquement, aveuglant au passage Arnaud avec la lumière de ma lampe.
– Mais fais gaffe, merde !
– Zut ! Attends… Je retirai en vitesse le bandeau attaché à mon casque et dirigeai le faisceau vers le sol. Désolé !
– Ouais, ça va… grommela-t-il en clignant plusieurs fois des yeux pour retrouver ses repères. Tu peux m’filer un truc à bouffer ?
– Ah… ouais, attends. »
Avant notre départ, nous avions tiré à la courte paille pour désigner qui de nous trois aurait la lourde tâche, et c’était le cas de le dire, de porter nos provisions pour la journée : gourdes, sandwichs, biscuits… Et, fidèle à ma malchance, j’avais hérité du sac le plus chargé.
« Ç’aurait quand même été plus simple si on avait chacun pris notre propre repas… râlai-je en posant le fardeau au sol.
– Nan mec, t’es juste dég’ parce que c’est tombé sur toi.
– Peut-être… mais j’dis aussi que c’était une idée débile. ‘Fin bref… Tu veux quoi ? »
J’ouvris le sac et fouillai parmi les provisions.
« Heu… il est quelle heure ? Arnaud se tourna vers Alexandre avec un sourire en coin. Toi qui regardes ton téléphone toutes les cinq minutes, tu dois savoir, non ? ?
– Tu sais quoi, Arnaud : va chier.
– Ça y est : je l’ai vexé ! Donc on n’peut plus rigoler, maintenant ?
– Non, il a raison ! m’insurgeai-je. Tu deviens lourd.
– Bon, ça va ! Ok, j’me tais ! Exaspéré, il croisa les bras et leva les yeux au ciel. Vu qu’on est parti vers dix heures, il doit pas être loin de midi… File-moi un sandwich, steuplait… »
Je sortis une demi-baguette emballée dans du papier alu et la lui tendis. Comprenant qu’on ne repartirait pas de sitôt, je sortis aussi les chips, les gourdes et les deux autres sandwichs.
« Allez : à table ! dis-je en m’asseyant en tailleur près d’Arnaud. »
Alexandre galéra encore quelques minutes à coincer sa lampe dans un renfoncement de roche pour mieux éclairer la caverne. Deux chutes, trois jurons et autant de moqueries plus tard, il réussit enfin et vint s’installer avec nous.
Le silence s’installa, lourd, et aucun d’entre nous n’était décidé à le briser. Arnaud, qui avait compris que faire profil bas était la meilleure option pour ne pas se mettre Alexandre et moi à dos, mangeait son sandwich en fixant le sol. Alexandre mâchonnait avec agacement, toujours énervé par ses piètres prouesses d’équilibriste, et se retenait de dégainer une fois de plus son téléphone. Quant à moi, je me surpris de nouveau à scruter le tunnel sur ma gauche, animé d’un profond sentiment de curiosité qui prenait lentement le dessus sur ma peur du noir. Puis je commençai à faire le point sur notre situation.
Pourquoi nous étions-nous soustraits à la vigilance de notre guide ? D’après Arnaud : pour l’excitation de la découverte, l’aventure et l’adrénaline ! Bien qu’Alexandre et moi n’étions pas très chauds à l’idée de nous éloigner du parcours balisé, le téméraire avait insisté pour que nous le suivions dans son excursion. Mais au lieu de lui faire entendre raison, et en voyant qu’il s’éloignait petit à petit du groupe, nous l’avions finalement suivi… Et bien évidemment, après une heure et demie à marcher au hasard dans les tunnels sans réellement savoir quand nous arrêter pour faire demi-tour, nous nous étions finalement perdus…
« Fais chier… pesta Arnaud en relevant la tête. Bon, qu’est-ce qu’on fait ? On revient sur nos pas ?
– Mais en voilà une bonne idée ! ironisai-je… C’est trop tard, fallait le faire avant.
– Ou alors… ne pas s’éloigner du groupe… grommela Alexandre, blasé.
– Attendez les gars, c’est génial ! On vit une aventure, là !
– Ouais, c’est ça, « une aventure » ! Alexandre but une gorgée d’eau et poursuivit. J’ai l’impression que tu ne réalises pas trop la situation, là…
– Bon, d’accord : on s’est un peu perdu, mais…
– Un peu perdus ?! explosa-t-il. Non mais on n’est pas dans un jeu vidéo ou dans un film d’Indiana Jones, Arnaud ! Emporté par la colère, il se leva d’un coup et vociféra. La seule « aventure » qui nous attend, c’est de crever bêtement de faim ou de soif dans ces tunnels ! Ou de tomber par hasard sur une bête, un ours ou quelque chose, ou… ou j’sais pas moi, de s’faire écraser par un éboulement !
– Alex : respire…
– Mais merde, Lucas ! Ne m’dis pas d’me calmer alors que ce crétin nous a mis dans ce bordel ! J’t’en foutrais, moi, d’une « p’tite excursion » ! On aurait mieux fait d’te laisser te démerder, tiens ! »
Le ton monta brutalement entre Arnaud et Alexandre, qui se répondaient maintenant tour à tour de façon cinglante, le premier cherchant à se défendre, le second accusant le premier de nous avoir mis inutilement en danger. Quant à moi, au milieu de l’altercation, je soupirai et les laissai s’écharper. Après tout, je n’avais pas de meilleure solution : intervenir n’aurait fait qu’attiser la colère d’Alexandre, ou accabler davantage Arnaud…
Soudain, je l’entendis. Un bruit singulier, presque imperceptible au début : une vibration sourde, semblable au ronronnement lointain d’un moteur. Je crus d’abord à un acouphène… mais le grondement s’intensifia. Je bondis sur mes jambes, tournant la tête vers les ténèbres. Le son que j’entendais ne venait pas de moi… mais des tunnels. La roche vibrait, le sol tremblait. Le vacarme gonfla, assourdissant, comparable au passage d’un avion à basse altitude. Je me plaquai les mains sur les oreilles, vacillant, sonné par les vibrations qui se propageaient tout autour de moi. Puis d’un coup, tout s’arrêta. Silence. Hagard, je fixai le vide, cherchant à comprendre ce qui venait de se produire.
« Les gars… dis-je d’une voix tremblante. Vous avez entendu ça ? »
Mais non. Arnaud et Alexandre continuaient de se disputer, imperturbables. Comment pouvaient-ils pu ignorer ce grondement qui m’avait presque étourdi ? Comment avaient-ils pu ne pas ressentir les violentes vibrations dans les murs et le sol ?
« Ho ! m’exclamai-je alors, cherchant à attirer leur attention.
– Quoi ? s’énerva Arnaud. Qu’est-ce qu’il y a, maintenant ?
– Vous… vous n’avez rien entendu ?
– Entendu quoi ? »
Encore surpris, je cherchai mes mots et essayai de décrire tant bien que mal le bruit. Alexandre fronça les sourcils.
« T’es sûr que c’était pas dans ta tête ? se moqua Arnaud en haussant les épaules, sceptique.
– Dis que je suis fou, aussi ! Non, j’ai pensé que c’était un acouphène, mais… c’était trop réel.
– Et là ? demanda Alexandre, un peu inquiet. Le bruit est toujours là ? Tu l’entends toujours ?
– Non, j’ai l’impression que ça s’est arrêté… Ça a duré, quoi, dix ou quinze secondes, pas plus… »
Mes amis tendirent alors l’oreille afin d’écouter les sons qui émanaient timidement des entrailles de la Terre. Mais évidemment : aucun bruit semblable au moteur d’un camion ou au vrombissement d’un avion. Rien mis à part le bruissement d’une rivière souterraine qui s’évanouissait dans les profondeurs, et le sifflement furtif de l’air qui frôlait la pierre et se frayait un chemin jusqu’à la sortie.
« Ouais bah… y’a rien… conclut Arnaud, retournant près du sac que nous avions laissé au milieu du tunnel. On va essayer de revenir sur nos pas. Allez : on remballe ! »
Alexandre le suivit, tandis que je restais là, appuyé contre la paroi rocheuse, troublé. Pourquoi étais-je le seul à avoir entendu et ressenti ça ? C’était trop vrai, trop réel pour n’être qu’une hallucination ! Pourtant, face à leur incrédulité, le doute s’insinua. Peut-être avaient-ils raison, après tout ? Peut-être que c’était de la fatigue, que ça venait de moi ?
Je chassai alors ces pensées et me retournai pour récupérer mes affaires. Comme l’avait dit Arnaud : il était temps de partir. Mais soudain, le sol vibra de noueau, plus fort cette fois. Le grondement me vrilla les tympans, mes jambes cédèrent et je manquai de tomber. Je me rattrapai de justesse à la paroi, m’éraflant l’avant-bras au passage. Alexandre, qui entendit derrière lui le bruit de mes pas chancelant sur la pierre, se retourna, affolé.
« Hé ! Lucas, ça va ?! »
Impossible de lui répondre. Le tunnel tremblait d’un bout à l’autre, me forçant à poser un genou à terre. Un son strident jaillit de nulle part et résonna tout autour de moi. Mon corps se crispa brutalement, comme si quelqu’un venait de m’électrocuter ! Ce son… Ce son suraigu devenait chaque seconde plus insupportable, me donnant presque l’envie de me crever les tympans ! Mes bras s’agitèrent en moulinets, mes cris résonnèrent, incontrôlables. Arnaud et Alexandre se ruèrent sur moi, incapables de comprendre.
Puis l’obscurité m’envahit, et je m’effondrai, tête la première.
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