« Bordel ! Alex : retiens-le !! »
La voix d’Arnaud me transperça les tympans, et mes yeux se rouvrirent brutalement. Devant moi, l’abîme. Mon pied droit était suspendu au-dessus du gouffre tandis que le reste de mon corps avait été arrêté dans sa course par mes deux amis. Arnaud me retenait au niveau du col et Alexandre me maintenait fermement, les bras enroulés autour de ma taille.
« Vas-y, tire ! »
D’un coup, je me retrouvai projeté en arrière et nous tombâmes tous les trois à la renverse sur le sol pavé, à quelques centimètres du pied de l’obélisque d’obsidienne. Allongé par terre et légèrement sonné, je pris quelques secondes pour me remettre de cette chute et de mon voyage vers une autre dimension…
« Putain, les gars : qu’est-ce qui s’est passé ?
– J’en sais rien, c’est à toi d’nous l’dire, Lucas ! Tu commences sérieusement à nous faire flipper avec tes ‘‘absences’’ ! »
Arnaud se releva maladroitement puis souleva son sweatshirt avant d’examiner son flanc droit et le haut de sa hanche. La chute avait été rude à en juger les quelques traces rouges qui lui marquaient la peau, mais rien d’alarmant. Alexandre fit de même et soupira, soulagé de s’en sortir avec seulement quelques ecchymoses au niveau du bas du dos et des coudes. Quant à moi, je me frottai la nuque et l’arrière de la tête qui, fort heureusement, n’avaient que très légèrement percuté le sol.
« J’ai déliré ? demandai-je après m’être redressé à mon tour. Comme tout à l’heure ?
– C’était pire que tout à l’heure, tu veux dire ! poursuivit Alexandre tout en reprenant son souffle, encore sous le choc. Après être tombé, tu as ouvert les yeux et tu as commencé à grogner.
– J’ai… grogné ?
– Oui ! Puis tu t’es levé d’un coup et tu as couru à droite, puis à gauche. Tu zigzaguais dans tous les sens, puis tu es retombé un peu plus loin, près du bac à fontaine dans un coin de la place ! m’expliqua-t-il en me montrant du doigt le chemin que j’avais parcouru pendant cet épisode de somnambulisme. Et lorsqu’on t’a finalement rattrapé avec Arnaud, tu as lâché un hurlement et tu t’es précipité en direction du rebord de la plateforme, là-bas ! »
Il désigna alors le promontoire en bois et en pierre juste derrière le monolithe, et plus précisément l’espèce de rambarde abîmée que j’avais tenté de traverser. Au moment où mes yeux se posèrent dessus, je me remémorai aussitôt le cauchemar duquel je venais de me réveiller. L’instant d’après, le souvenir de l’horrible titan carnassier se superposa à mon champ de vision. Et en voulant détourner le regard, je remarquai les nombreuses traces rouges sur le sol, bien réelles pourtant, que mes amis et moi avions occultées en nous approchant de l’immense bloc de pierre noire.
« Non ! lâchai-je spontanément. Barre-toi ! La terreur m’empêchait de respirer correctement. T’approche pas, putain !
– Il recommence ! s’exclama Arnaud qui, en me voyant paniquer et hyperventiler, se jeta sur moi avant de m’attraper les poignets. Alex ! Viens m’aider ! »
Il peinait à me maintenir en place tant je me débattais comme un forcené. L’hallucination devant moi se confondait avec la réalité : je voyais la gueule de cette aberration de la nature se rapprocher de moi et me toiser avec une espèce de sourire malsain ! Le sang de ses victimes fraîchement mâchouillées et broyées ruisselait le long de ses dents jaunes et s’écrasaient sur le promontoire ! Je me mis alors à trembler de tout mon long et, incapable de supporter une telle vision d’horreur, j’ordonnai à mes yeux de se fermer. Je ne voulais qu’une chose : que ce cauchemar prenne fin !
Tout à coup, un choc me remit les idées en place. Arnaud, qui n’arrivait plus à me garder sous contrôle malgré l’aide d’Alexandre, me gifla violemment, ce qui fit aussitôt disparaître l’abomination. Ma respiration se calma et le bruit de cette baffe résonna quelques instants dans l’immense caverne.
« C’est bon ? T’es calmé, là ? s’énerva-t-il en secouant sa main droite qui commençait à devenir rouge. Ma joue devait certainement en faire autant.
– Ça ne sert à rien de t’énerver, Arnaud : regarde dans quel état il est… Alexandre chercha à apaiser les choses, mais en vain.
– Non, c’est bon : ça m’soule, là ! Est-ce que tu vas enfin pouvoir nous expliquer ce qui t’arrive ? m’ordonna-t-il sur un ton plus qu’agacé. »
Il me fallut quelques instants pour me remettre de mes émotions et faire du tri dans mes souvenirs, mais je m’exécutai et racontai l’hallucination dont j’avais été victime. J’évoquai la masse noire et hurlante de goules, rassemblées autour de l’obélisque luisant dans le but de vénérer une divinité monstrueuse à tête de loup et aux bois de cerf. Je détaillai ensuite la procession et l’horrible cérémonie à laquelle j’avais assisté, et conclus mon récit par l’imposante créature qui avait émergé des entrailles de la Terre, exactement à l’endroit où nous nous trouvions en ce moment. Ce dernier élément jeta un froid, et mes deux amis tournèrent simultanément la tête en direction du rebord du gouffre en frissonnant. Malgré le caractère surnaturel de ce que je venais de raconter, Alexandre et Arnaud se montrèrent enclins à me croire. Difficile d’en faire autrement, compte tenu des événements récents et des étranges similitudes entre mes escapades oniriques et le monde réel…
« Encore un rêve… me répondit Alexandre, perplexe et inquiet. D’abord ton déjà-vu avec la caverne, puis le monstre qui nous a pourchassés… sans parler des méduses et de la ville… Tu crois que…
– Non, ce… ce n’est pas possible, ça doit être une coïncidence ! s’exclama Arnaud qui cherchait tant bien que mal à se raccrocher au réel.
– Attends, ça fait beaucoup pour une coïncidence, tu n’crois pas ? Il étendit les bras et désigna la caverne et les bâtiments en ruine tout autour de nous. Et ça, alors ? La cité, l’obélisque, tout… Tout ce qu’a raconté Lucas… Comment t’expliques tout ça, hein ? Alexandre se tourna alors vers moi et me fixa avec un sérieux presque inquiétant. Et il s’passe quoi à la fin de ton cauchemar ? Je veux dire, juste avant qu’on t’réveille avec Arnaud ? »
Les sensations, jusqu’ici floues et contenues, me revinrent alors en mémoire. D’abord des sons, puis des images, et enfin des odeurs. Je me souvins des cris de terreur ou de joie des êtres humanoïdes lorsque l’immense et répugnante créature abyssale eut fini de se hisser le long de la paroi rocheuse. Je me souvins des émanations nauséabondes qu’elle avait remué et ramené à la surface. Je me souvins de ce festin ignoble auquel j’avais assisté malgré moi ! Et en repensant à tout ça, il m’apparut plus judicieux de ne pas inquiéter davantage mes amis, si bien que je décidai finalement d’éluder la question, prétextant un trou de mémoire.
« Euh… Désolé, je n’sais plus… Le reste est un peu flou… Je pris ensuite une grande inspiration, comme pour chasser l’horrible souvenir qui me hantait, puis conclus d’un ton ferme. Quoi qu’il en soit, il faut qu’on s’casse d’ici !
– T’as raison ! Alexandre acquiesça et se rapprocha du pilier noir au centre de la place avant de regarder tout autour de lui. Mais par où on va ?
– Je crois que j’ai repéré un passage, tout à l’heure…
– Ah bon ? demandai-je à Arnaud, surpris.
– Ouais : avant de traverser le pont suspendu, j’ai remarqué un autre chemin qui longeait la paroi et qui donnait sur une série de tunnels et de passages souterrains… Il poursuivit ses explications en pointant du doigt les rues et habitations aux alentours. Si on part de la place centrale, et qu’on prend la rue qui remonte, là-bas, on devrait arriver à la sortie de la ville, et donc sur le chemin qui mène aux tunnels !
– Ça sent le pifomètre… T’es sûr de ton coup, là ?
– J’ai pas de solution miracle à proposer, mais c’est la seule qui me semble la plus fiable. Et perso, j’ai franchement pas envie de passer une minute de plus ici ! D’autant que… »
Arnaud s’arrêta soudainement de parler. Un rugissement grave et déchirant retentit dans la grotte et se propagea telle une onde sur la surface de l’eau. Ça venait du tunnel, celui par lequel nous étions arrivés un peu plus tôt !
« Oh bordel ! Barrons-nous, vite ! »
Mais alors que je m’apprêtais à demander ce qu’il se passait, Arnaud s’élança le premier et nous ouvrit la voie. Nous contournâmes alors l’obélisque gravé, puis nous suivîmes la rue qui, selon les dires de notre guide, devait nous conduire jusqu’à la sortie de la ville.
Notre course devint rapidement éreintante : après quelques mètres, la pente se raidit singulièrement. J’entendais Alexandre qui soufflait de plus en plus fort à chaque nouvelle enjambée derrière moi.
« Qu’est-ce qui s’passe ? m’exclamai-je en redoublant d’effort pour me mettre à la hauteur d’Arnaud.
– Le tunnel !
– Quoi, quel tunnel ?
– Celui de tout à l’heure !
– Oui, et donc ?
– Bah il est débloqué ! me répondit Alexandre qui reprenait son souffle tous les deux mots. Lorsque tu étais en train d’halluciner, un nouveau tremblement de terre a dégagé le tunnel et…
– … et comme tu peux le voir : l’autre machin ne nous a pas oubliés ! compléta Arnaud avant d’accélérer. »
Je sursautai en apprenant la nouvelle, et mon cœur manqua un battement. La bête qui nous traquait était encore en vie ? Comment avait-elle pu survivre à l’éboulement de tout à l’heure ? Tout à coup, un bruit sourd me tira de ma réflexion et résonna quelques mètres derrière nous. Sans nous arrêter de courir, nous jetâmes tous les trois un bref coup d’œil en arrière pour observer le nuage de poussière qui s’élevait lentement. Quelque chose venait apparemment de débouler d’une rue perpendiculaire avant de percuter violemment le mur d’un des bâtiments qui bordait l’allée que nous étions en train de remonter. Il ne nous fallut que quelques secondes pour comprendre l’origine de ce fracas : la bête !
« Fais chier ! lâchai-je en reportant mon attention sur la route.
– Vous pensez… qu’elle est morte ? demanda Alexandre en voyant les restes du mur éparpillés sur le sol.
– Si elle a échappé au tremblement de terre de tout à l’heure, c’est pas un pauvre mur en pierre qui la tuera ! s’exclama Arnaud. Il faut vite qu’on s’planque, venez ! »
Sur ces mots, il nous indiqua l’arche qu’il venait tout juste de repérer entre deux bâtiments sur notre gauche, et nous nous écartâmes finalement de la voie principale. De l’autre côté de l’arche, nous découvrîmes une sorte de maison sur trois étages et dont l’accès était fermé par une vieille porte en bois. Nous examinâmes rapidement le battant qui nous séparait de l’intérieur, mais nous fûmes incapables de trouver le mécanisme permettant de l’ouvrir. Pris de panique, Alexandre fit la seule chose qui lui traversa l’esprit : il se jeta brutalement contre le bois et poussa de toutes ses forces. Par miracle : la porte bougea de quelques centimètres dans un grincement, libérant au passage un remugle de moisi qui le fit presque vomir.
« Eurgh, c’est dégueux ! V’nez m’aider ! »
Sans ajouter quoi que ce soit, Arnaud et moi nous appuyâmes contre le bois et forçâmes jusqu’à ce que le passage soit suffisamment dégagé pour pouvoir entrer. Les bruits de pas dans l’allée se rapprochaient dangereusement de nous, si bien que nous nous engouffrâmes rapidement sans prendre le temps de refermer la porte. Mais au moment où Arnaud et Alexandre se réfugièrent dans un coin de la maison, un rugissement terrible résonna juste devant l’habitation, me figeant immédiatement sur place. Mais contrairement à mes amis, je n’avais pas réussi à me cacher suffisamment et je demeurais planté près de la porte, à quelques centimètres à peine de l’ouverture.
De là où je me trouvais, je pouvais voir ce qu’il se passait dans la cour et dans la rue, au-delà de l’arche… et ce que je vis hante encore mes cauchemars aujourd’hui ! Là, sur le sol pavé, se tenait une des créatures qui m’était apparue lorsque j’étais en train d’halluciner ! Mais elle était différente, bien plus grande et menaçante ! Une sorte de loup bipède et émacié à la mâchoire enfoncée, une bête recouverte d’une fourrure grise et noire et au regard mauvais ! Sa peau était visible par endroits, marquée de griffures encore sanguinolentes et de croûtes squameuses d’où s’écoulait un liquide visqueux et incolore. Et en voyant sa gueule carnassière et ses dents jaunies, je l’imaginais déchiqueter aisément mon bras ou ma jambe, ou les deux ! J’étais pétrifié ! Le monstre nous cherchait, c’était sûr ! Il s’était arrêté juste devant la maison dans laquelle nous espérions trouver refuge, et reniflait bruyamment, déterminé à capter la moindre odeur qui pourrait le mener jusqu’à nous ! Je tremblais de tout mon long et fixais Arnaud et Alexandre recroquevillés dans l’ombre. Je les enviais de ne pas voir ce que je voyais, de ne pas voir l’abomination qui se balançait sur ses deux longues pattes tout en tournant frénétiquement son horrible tête dans tous les sens. Mon cerveau me hurlait de bouger, de m’éloigner de cette porte à tout prix et de me cacher ! Mais la peur m’avait littéralement cloué sur place ! Je ne pouvais rien faire si ce n’était attendre et prier pour que cette chose ne croise pas mon regard. Au moindre faux pas, cette maison serait notre tombeau !
Vous voici arrivé·e à la fin du huitième chapitre d’Abîme ! La bête est là ! Nos amis arriveront-ils à lui échapper ? Hé hé hé, restez à l’affût du neuvième – et peut-être dernier ? – chapitre !
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Voili voilou ! Sur ce : à très vite pour la suite ! 😉
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