Tandis qu’Arnaud examinait la passerelle en bois qui surplombait le gouffre et qu’Alexandre le rejoignait, je pris quelques instants pour observer les ruines de la cité millénaire au loin, éclairée par une source lumineuse que je n’arrivais pas à identifier. Quels secrets pouvaient bien se cacher dans un lieu pareil ? Étions-nous sur le point de découvrir les vestiges d’une civilisation aujourd’hui éteinte ? Les restes d’une peuplade qui aurait pu laisser son empreinte sur le monde ? Au fur et à mesure que mon regard se perdait dans ce paysage quasi onirique, mon imagination alimentée par mes lectures passées commença à vagabonder, me racontant des histoires sur les hommes et femmes qui avaient vécu ici, loin de la lumière du soleil, il y a bien longtemps. Mais en repensant à certaines œuvres de Howard Phillips Lovecraft traitant de la dégénérescence de l’Homme et de son retour à l’état de bête, des scénarios plus perturbants s’imposèrent à mon esprit. Que se passerait-il si, au fil de notre excursion, nous nous rendions compte que les habitants de cette ville… n’étaient pas humains ? Ou bien avaient perdu leur humanité ? Un frisson me parcourut l’échine au moment où cette pensée m’apparut, et je secouai nerveusement la tête dans le but de m’en débarrasser… Le souvenir de notre simple et innocente visite spéléologique me parut soudainement très lointain…
Je dirigeai ensuite mon regard vers mes amis, puis me focalisai sur le pont de cordes qui nous séparait du site archéologique. Sa structure me fit penser aux ponts que construisaient les incas pour franchir des gorges et des canyons. L’exemple qui me vint aussitôt fut celui qu’empruntèrent Johnny Depp et ses acolytes dans le deuxième film de la saga Pirates des Caraïbes. Un banal pont de singe que l’on pouvait habituellement retrouver sur des parcours d’acrobranche… sauf que ces derniers ne mesuraient pas une trentaine de mètres de long et ne donnaient pas sur un abîme insondable.
« Alors Lucas ! s’exclama Alexandre en constatant que je n’avais pas bougé d’un pouce. Tu viens ? »
Je poussai un soupir et, sans répondre, je rejoignis le groupe. Arnaud venait de poser un pied sur la première planche du pont, testant sa solidité en augmentant petit à petit la pression. J’évaluai l’état des cordes tressées qui le maintenaient en place, et émis quelques réserves quant à nos chances de traverser indemnes.
« T’es sûr de ton coup, là ? Ça ne m’a pas l’air solide du tout…
– T’inquiète : y a aucun risque !
– Aucun risque, vraiment ? demandai-je d’un ton ironique en attestant de la vétusté du pont. Non, sérieusement Arnaud : tu vas nous tuer avec tes conneries… Je reconnais que nous n’avons pas le choix d’avancer, mais il y a peut-être d’autres chemins que celui-là, non ?
– Bah va chercher un autre chemin si tu veux ! J’te dis que ça va l’faire, il suffit d’y aller touuuuuut doucement… me répondit-il en faisant un nouveau pas sur le pont. »
Au moment où sa chaussure s’appuya contre la deuxième planche à moitié rongée par la moisissure, un bref craquement résonna, se mêlant au bruit caractéristique des cordes tendues qui travaillent…
« Tout doucement, c’est ça… soupirai-je en haussant les épaules avant de me tourner vers Alexandre. Tu vas marcher là-dessus, toi ? Sérieusement ?
– T’es pessimiste, Lucas ! J’te parie… allez, vingt balles que j’arrive à passer de l’autre côté !
– Ha ! Vingt balles pour te voir tomber dans le vide, franchement : ça les vaut ! Et si j’gagne, tu me les donnes comment, crétin ? File-moi ton portefeuille tout de suite et saute, ça ira plus vite…
– Regarde bien et apprends ! »
Sans ajouter quoi que ce soit, Arnaud se retourna, fit face à la passerelle suspendue dans le vide, prit une grande inspiration puis s’éloigna petit à petit. Nous le regardâmes se balancer dangereusement, manquer de glisser à deux reprises, s’immobiliser pour évaluer l’intégrité de la prochaine planche… et contre toute attente, nous le vîmes poser un pied de l’autre côté du gouffre, victorieux. J’étais abasourdi, mais néanmoins soulagé de ne pas l’avoir vu disparaître dans les profondeurs.
« L’enfoiré… murmurai-je tandis que je le regardais m’adresser un grand signe de la main en guise de provocation.
– Hé hé, t’as perdu vingt euros ! ricana Alexandre.
– Toi : tais-toi et avance ! »
Alexandre s’exécuta et, non sans une certaine hésitation, traversa à son tour. Il ne restait donc plus que moi. Arnaud me fixait, un large sourire sur les lèvres. Il ne disait rien, son expression bravache se suffisant à elle-même.
« Quand faut y aller… »
J’expirai profondément, cherchant à me concentrer – ou à me donner du courage… – puis posai un pied sur la première planche. Un long craquement résonna alors dans la caverne. En voyant Arnaud se gausser de l’autre côté du ravin, j’en conclus que le bruit fut assez fort pour être entendu une trentaine de mètres plus loin… Moi qui m’attendais à davantage de soutien de la part de mes amis. Cette réaction me permit au moins de répondre à la question que je m’étais posé tout à l’heure, lors de notre rencontre avec la créature : si l’un d’entre nous se décidait à faire cavalier seul et à laisser les autres se débrouiller, ce serait forcément Arnaud…
À mesure que j’avançais sur le pont suspendu, au rythme des craquements du bois et bien cramponné à la corde, je veillais à ne pas détacher mon regard de la ville fantôme. Je n’étais pas réellement acrophobe : tant que mes yeux étaient capables de repérer quand s’arrêtait le vide, ou de discerner des éléments du décor en contrebas, tout allait bien. Cependant, il m’était impossible d’évaluer la profondeur de la crevasse au-dessus de laquelle je déambulais dangereusement, et ce paramètre inconnu était à lui seul capable de me faire paniquer ! Rien que de penser à « plonger » mon regard dans ce gouffre me faisait trembler.
« Ne regarde pas en bas, Lucas… ne regarde pas en bas… »
Je répétais cette phrase comme un mantra tout en essayant de déterminer quelle planche était assez solide pour y poser mon pied. Chaque fois que je faisais un pas, je devais contrôler l’état du pont tout en évitant de trop baisser la tête, au risque de faire une crise d’angoisse en contemplant le néant. Et après ce qui me parut durer une éternité, j’atteignis enfin la terre ferme…
« Bah voilà ! Finalement, tout s’est bien passé ! se moqua Arnaud en me tapotant l’épaule comme pour me féliciter. Par contre, tu me dois vingt euros ! »
Je n’avais pas la force de lui répondre, étant bien trop occupé à reprendre mon souffle. Cette traversée, je l’avais apparemment faite en apnée.
« Bon allez, reprit-il, c’est pas tout ça mais on a un autre pont à passer !
– Quoi ?! m’exclamai-je en me redressant d’un coup, prêt à lui rentrer dedans sous le coup de la colère. T’es sérieux, là ?
– Nan, il se fout de toi : regarde… »
Sur ces mots, Alexandre s’écarta et désigna le passage qui, comme il le souligna juste après, avait été creusé à même la roche. Il longeait la paroi de la caverne, serpentant par endroit, et menait directement à l’entrée de la cité en ruine.
« Oh la vache, merci !
– Ça va être facile maintenant, ajouta Alexandre, y a qu’à marcher !
– Ouais, c’est pas comme si on marchait déjà depuis plus de deux heures… ironisai-je avant de tourner la tête et de balayer la grotte du regard. J’ai l’impression qu’il n’y a pas des masses de sorties, par contre…
– Déjà, pour commencer : allons jeter un œil à cet endroit ! On réfléchira à sortir d’ici après ! »
* * *
Une dizaine de minutes plus tard, après avoir suivi le chemin rocailleux et accidenté, nous arrivâmes au pied de l’arche en pierre en partie écroulée qui marquait l’entrée de la ville souterraine. Nous pouvions distinguer sur les deux piliers des inscriptions hiéroglyphiques. Alexandre se rapprocha d’un morceau encore intact puis se pencha sur les signes gravés qui s’étaient effacés avec le temps. Bien évidemment, il ne put en tirer aucune traduction, mais souligna néanmoins le caractère singulier des symboles, très différents des idéogrammes égyptiens ou encore des runes de l’alphabet nordique.
« C’est vieux… lâcha-t-il spontanément en haussant les épaules.
– Merci pour cette information pertinente, Sherlock ! Quoi d’autre ?
– Je crois que t’as oublié de dire qu’il y a de la mousse dessus, et que c’est donc TRÈS vieux ! me moquai-je gentiment de lui en grattant la végétation qui recouvrait la pierre grise.
– Bon, vous avez fini ? Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise : c’est juste une arche… Les gens devaient passer par là pour entrer et sortir de la ville… »
Nous échangeâmes alors un regard et restâmes silencieux quelques instants. Malgré la curiosité qui nous invitait à bras ouverts à pénétrer dans ce lieu oublié de tous, un soupçon d’inquiétude nous retenait sur place. Notre récente course-poursuite dans les entrailles de la montagne nous avait laissé un goût amer, calmant même les ardeurs de notre « chef de groupe ».
« Qu’est-ce qu’on attend alors ? reprit Arnaud. On y va ? »
À en juger le ton de sa voix, la témérité et l’enthousiasme qui l’animaient jusqu’à maintenant s’étaient pour ainsi dire envolés. Et nous demander notre avis de cette manière était clairement un moyen pour lui de se donner du courage.
– Vu qu’on a failli mourir à deux reprises, chuis plus à ça près, perso… répondis-je en regardant le couloir obstrué par l’éboulement. Et puis… Je pris quelques secondes pour considérer ce que j’allais dire, puis poursuivis. Ce s’rait bête de ne pas continuer. Tu l’as dit tout à l’heure, non : c’est la seule issue… »
Proposition validée à la majorité, nous entrâmes dans la ville par la voie principale. D’un pas lent et prudent, nous nous enfonçâmes dans les rues, découvrant les bâtiments qui nous toisaient dans un silence lugubre. Un grand nombre d’édifices en pierre, à différents stades de conservation, s’étendait tout autour de nous. Les toits de ce qui devait être des habitations s’étaient écroulés et les colonnes brisées, mais l’ensemble n’en gardait pas moins un air de splendeur ancienne et immémoriale que rien ne pouvait effacer. En tournant la tête à droite et à gauche, je découvrais çà et là des objets abandonnés par les anciens habitants. Des objets du quotidien qui ne m’étaient pas inconnus : écuelles, couteaux, gobelets, céramiques… Je devinais également quelques outils rudimentaires utilisés certainement pour travailler la pierre ou pour bâtir. D’autres en revanche constituaient une énigme et j’avais beau me les décrire mentalement, il m’était impossible de déterminer leur origine ou leur fonction…
Alors que nous progressions dans les rues inanimées, quelque chose me chiffonna. Où étaient passés les gens qui vivaient ici ? Certes, ils n’avaient pas rejoint la surface, sinon le monde entier connaîtrait l’existence de cet endroit… mais où étaient enterrés les corps ? Y avait-il une fosse commune, une sorte de cimetière ? Des catacombes peut-être ? Plus j’y pensais, plus mon imagination travaillait, me proposant divers scénarios à la fois tragiques et… malsains. Et pour accentuer ce sentiment de malaise qui grimpait lentement en moi, je frissonnais chaque fois que mon regard se posait sur une des rues sombres, terrifié à l’idée d’apercevoir une paire d’yeux nous épier depuis la pénombre, comme la créature de cauchemar qui nous avait pourchassés dans les tunnels.
« Hé, regardez ! s’exclama tout à coup Alexandre, ce qui me fit manquer de peu la crise cardiaque. Vous avez vu la taille de ce truc ? »
Il étendit alors le bras et pointa du doigt droit devant lui, nous désignant entre autres le bloc massif d’obsidienne qui s’élevait fièrement au-dessus des bâtiments. Arnaud s’enthousiasma, peut-être un peu trop d’ailleurs…
« Là où les prisonniers et les criminels étaient offerts en sacrifice aux dieeeeeuuuuux ! lança-t-il d’une voix exagérément sinistre. »
Alexandre resta silencieux face à ce commentaire, sans doute à cause de l’anxiété qui le maintenait dans un état de vigilance et d’appréhension extrêmes. Pour ma part, je n’arrivais pas à détacher mon regard de l’impressionnant monolithe noir posé au centre de ce qui ressemblait à une place. Stupéfait et effrayé à la fois, j’éprouvais le frisson de la découverte en m’approchant de l’obélisque.
« Les gravures sont les mêmes que celles de l’arche… nous expliqua Alexandre en effleurant la surface du bloc. Mais j’ai l’impression qu’il y a des dessins en plus des espèces de runes… »
J’examinai à mon tour les symboles. De nombreux idéogrammes représentaient des objets souterrains connus : montagnes, stalactites, crevasses et grottes. Par endroits, je crus reconnaître le dédale de tunnels que nous arpentions tout à l’heure, ou encore l’obélisque que nous étions en train de décrypter… mais les bas-reliefs apportèrent une multitude d’interrogations et, avec elles, un sentiment d’effroi. Ils étaient pleinement visibles car creusés et détourés avec davantage de précision que les éléments précédents. Les sculptures représentaient des hommes, ou tout du moins des silhouettes d’hommes. Ils jouaient et évoluaient dans des cavernes et des grottes sous les montagnes, ou bien se trouvaient réunis et agglutinés dans un sanctuaire monolithique qui m’évoqua immédiatement la place sur laquelle nous nous trouvions en ce moment. Les silhouettes étaient… horribles ! Des créatures vaguement anthropomorphiques et dotées de traits particulièrement terrifiants : un crâne chauve, des yeux ronds et vides, des crocs et des griffes… Saisi de crainte devant cette fresque d’une époque oubliée, je demeurais dans un état de contemplation tandis que la lumière qui émanait de je ne savais où projetait des reflets bizarres sur les bâtiments qui nous entouraient. D’étranges sensations s’emparèrent soudainement de moi : ma vision se troubla, mon corps s’engourdit, et je lâchai le bloc d’obsidienne avant de tituber sous le regard paniqué de mes amis.
« Oh bordel, Lucas ! s’exclama Arnaud en se ruant sur moi. Il m’attrapa le bras, me retenant de justesse, et me secoua. Il nous refait une crise ! Alex, vient m’aider ! »
Le visage de mes amis se brouilla, et une multitude de taches noires s’étalèrent sur la totalité de mon champ de vision. Pour la seconde fois depuis le début de note excursion souterraine, je perdis connaissance…
Hey, vous revoilà ! J’espère que le sixième chapitre d’Abîme vous a plu ! Cette banale visite spéléologique prend, comme le souligne Lucas dans cette partie, une drôle de tournure, pour ne pas dire étrange et inquiétante ! 😱
N’hésitez pas à me laisser un petit mot sur ce chapitre : cela me ferait très plaisir de vous lire et d’échanger avec vous !
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Quoi que vous fassiez, merci beaucoup pour votre lecture ! 🙏
Sur ce, je vous laisse : je vais aller écrire le septième chapitre de cette histoire ! À bientôt ! 😉