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Abîme - p.5

« Putain les gars : je crois que je suis en train de rêver ! »

« Putain les gars : je crois que je suis en train de rêver ! »

Tétanisés au milieu du couloir, nous écoutions la respiration rauque de la chose qui nous observait depuis les ténèbres. De nous trois, seul Alexandre faisait face à l’ouverture et pouvait par conséquent entrapercevoir la créature… Le temps semblait s’être arrêté, et le silence qui régnait à cette profondeur était tel que nous eûmes l’impression, à un moment donné, d’entendre nos battements de cœur. Qu’étions-nous supposés faire ? Nous élancer au hasard dans l’obscurité, ou bien attendre que la mort griffue et carnassière vienne nous chercher ? Et tandis que les secondes défilaient les unes après les autres, une profonde angoisse commença à m’envahir. J’observai successivement Alexandre et Arnaud du coin de l’œil… Difficile de ne pas songer aux conséquences du choix que nous nous apprêtions à faire, car le dénouement de cette histoire serait certainement fatal pour l’un d’entre nous. Accompagnant ma terrible impression, une pensée sordide me traversa l’esprit. Que se passerait-il si Arnaud, Alexandre ou moi décidait de partir en courant, laissant les autres se débrouiller avec la bête ? Notre amitié était-elle assez solide pour résister à la pression qu’exerçait sur nous notre instinct de survie en ce moment ? Cela dit, c’était peut-être ce qu’attendait justement la créature : que l’un d’entre nous se mette à bouger avant de bondir ? Peut-être préférait-elle traquer des proies paniquées et hésitantes, persuadées de pouvoir échapper à ses crocs acérés, plutôt que de fondre sur celles qui s’étaient résignées et avaient accepté leur sort ? J’osais à peine y penser car, si tel était le cas, cela suggérerait que la monstruosité qui nous fixait de ses yeux blancs était capable de planifier et d’anticiper nos réactions, et donc douée d’intelligence.

Mais au milieu de ce flux de pensées, malgré la peur qui m’avait enchaîné sur place et m’empêchait de prendre une décision, le stress me fit l’effet d’un électrochoc et la « partie reptilienne » de mon cerveau prit finalement le relais. Mon instinct de survie jusqu’ici inhibé par je ne sais quelle force m’ordonna subitement de faire quelque chose. Pour lui, me laisser dévorer de la sorte était inenvisageable ! Mon cerveau chercha à déclencher en moi une réaction de type combat-fuite, mais affronter la créature m’apparut indubitablement impossible, si bien qu’il ne nous restât que la seconde option. Mais un élan de curiosité morbide supplanta brutalement la seule chose sensée à faire dans cette situation, et je commençai à tourner lentement la tête sur la gauche. Je n’arrivais pas à empêcher cette pulsion qui me faisait balayer du regard la roche tout autour de nous et qui était sur le point de me mettre face à cette chose que je redoutais tant… Et c’est alors que, tout tremblant, mes yeux croisèrent les pupilles brillantes qui nous lorgnaient avec envie. Quelle aura monstrueuse elle dégageait ! Je me sentis soudainement happé par ce regard, comme si toute la vie qui m’habitait venait d’être aspirée. Un frisson me parcourut entièrement, partant de ma nuque et se propageant jusque dans mes mollets. La bête ouvrit alors la gueule, laissant apparaître des dents luisantes. Ce sourire qui se dessinait dans la pénombre… mon Dieu : venait-elle d’esquisser un rictus malsain ? Mon cœur s’emballa et ma respiration se fit haletante. C’en était fini de nous : elle avait gagné !

Tout à coup, la voix d’Arnaud me tira de ma tétanie :

« Courez !! nous hurla-t-il. »

L’information atteignit mon cerveau en un quart de seconde, et il ne m’en fallut pas plus pour me faire réagir. Mes jambes se fléchirent immédiatement, prêtes pour une ultime course, et me propulsèrent dans le couloir.

Jamais nous n’avions couru aussi vite. Nos pas lourds résonnaient tout autour de nous, entrecoupés d’injures lancées sous le coup de la panique et du cliquetis de nos gourdes et de nos affaires qui s’entrechoquaient dans nos sacs. M’étant retrouvé en tête par la force des choses, j’avais pour lourde tâche de guider le reste du groupe à travers les tunnels, choisissant un chemin à chaque intersection qui se présentait à nous. Je n’avais absolument pas le temps de réfléchir à ce qui était en train de se passer, et le décor défilait bien trop vite pour que je puisse aujourd’hui retracer notre parcours dans les entrailles de la Terre. La créature était-elle toujours à nos trousses ? S’était-elle réellement lancée à notre poursuite, ou bien attendait-elle que l’on se retrouve coincé et essoufflé dans un cul-de-sac ? Je n’avais pas le courage de tourner la tête pour m’en assurer, d’autant que je devais impérativement rester concentré sur le couloir, sous peine de rentrer par inadvertance en collision avec un mur !

Mais alors que nous courions de manière effrénée, le bourdonnement que nous ne connaissions que trop bien résonna pour la énième fois dans les couloirs, se propageant comme une onde et faisant vibrer l’air qui nous enveloppait. Cette espèce de vrombissement que nous appelâmes plus tôt le « hum » et qui visiblement constituait le cœur même du cauchemar dans lequel nous étions coincés depuis plusieurs heures maintenant. Chaque pas supplémentaire que nous faisions semblait l’accentuer un peu plus, à tel point qu’il finit par devenir bien réel et palpable ! De la poussière tombait de manière rythmique du plafond de la galerie. Une dizaine de mètres plus loin, un morceau de granit se détacha de la paroi rocheuse et s’écrasa sur le sol, manquant de déchirer mon pantalon et de m’égratigner la jambe gauche. Comme le disaient si bien quelques gaulois célèbres : le ciel était littéralement en train de nous tomber sur la tête. Mais malgré cela, malgré ma peur de mourir enseveli ici, j’éprouvai un certain soulagement en sachant que la créature qui nous pourchassait finirait elle aussi, sans mauvais jeu de mots, six pieds sous terre.

« Bordel de merde ! s’emporta Alexandre avant de respirer bruyamment. Le tunnel est en train de s’effondrer ! »

Sur ces mots, je levai la tête et observai la roche au-dessus de nous. Il avait raison : un tremblement plus violent que les précédents ébranla le couloir, morcelant sa structure en une multitude de pierres brunes et grises.

« Fais chier ! répondis-je du tac au tac. Allez, les gars, plus vite ! J’crois qu’j’aperçois une sortie plus loin ! »

Je discernai en effet quelques mètres devant nous une ouverture depuis laquelle filtrait une faible lueur bleutée. Nous n’étions plus très loin… encore un effort… un tout petit effort… et enfin, après une ultime enjambée, nous nous précipitâmes à travers l’unique passage qui se présentait à nous. La Terre gronda, la paroi se fissura en un craquement terrible, une violente secousse fit trembler l’intégralité de la caverne, et le plafond s’écroula, obstruant définitivement le couloir que nous venions à l’instant de quitter. Épuisés par ce sprint, nous nous affalâmes tous les trois sur le sol, respirant à pleins poumons.

« Han ! Bon sang ! s’exclama Arnaud avant de lâcher un rire nerveux, soulagé d’avoir échappé à la bête. J’ai bien cru qu’c’était mort !

– Ouais, moi aussi… répondit Alexandre, haletant.

– C’était quoi, Alex ? Un animal ?

– Chais pas… Extenué, il toussa à trois reprises, prit une grande inspiration et poursuivit. Chais pas c’que c’était. Un ours, un lion, un dragon, j’en sais rien, j’m’en fous ! Le principal, c’est qu’ce truc soit bloqué dans le couloir !

– Ha ! Avec un peu d’chance, il est raide mort, écrasé sous la montagne… Tout va bien, sinon ?

– Au bord de la crise cardiaque, mais ça va… répondit Alexandre en plaçant son index et son majeur au niveau de sa carotide afin de jauger son pouls. Il tourna ensuite la tête dans ma direction. Et toi, Lucas ? »

Mais le silence qui s’abattit brutalement en dit long sur la réaction de mes amis, car nous découvrîmes un spectacle grandiose que jamais nous n’aurions pu imaginer dans nos rêves les plus fous : une myriade de plateformes taillées à même les parois rocheuses, surplombant un gouffre vertigineux, dernier obstacle avant d’atteindre le cœur du globe terrestre. Des piliers colossaux soutenaient la voûte de cette gigantesque caverne, partant de l’abîme sous nos pieds et s’élevant sur une centaine de mètres. Et loin devant nous se dressaient au sommet de la plus haute des plateformes les ruines de ce qui ressemblait à une cité millénaire, vestiges d’une civilisation antédiluvienne. Autour de nous lévitaient dans les airs une nuée de masses gélatineuses aux teintes violettes, mauves, bleues et vertes. Les méduses, celles que j’avais contemplées au cours de mon épisode d’inconscience et qui étaient finalement parvenues à franchir la barrière qui nous séparait du royaume de Morphée. Certaines de ces majestueuses et fascinantes créatures étaient, à l’image des lieux, démesurément grandes ! Plus grandes encore que la méduse à crinière de lion, dont la taille rivalise aisément avec celle de la baleine bleue.

En me tournant vers mes deux amis bouleversés par cette découverte quasi onirique, je constatai l’air ahuri figé sur leur visage. Pour ma part, je ne savais plus quoi penser, mon cerveau s’étant noyé sous un flot de questions… Cela ne pouvait pas être vrai, c’était impossible ! Ce panorama saisissant ressemblait trait pour trait à celui qui m’était apparu en songes ! Comment pouvais-je par conséquent le voir ? Et surtout : comment Alexandre et Arnaud pouvaient-ils le voir également ? Une voix brisa soudainement le silence presque religieux qui avait pris possession des lieux depuis une bonne minute.

« Bordel, ça y est : j’suis en train d’rêver !

– Alors on est deux ! répondit Alexandre qui ne put s’empêcher de dégainer son téléphone portable pour immortaliser ce décor digne d’un film d’Indiana Jones.

– J’n’y crois pas : nous sommes les premiers à découvrir ça ? C’est ouf ! »

Ayant repris mes esprits, je m’arrêtai sur la dernière phrase que venait de prononcer Arnaud. Nous étions sûrement, comme il venait de le souligner, les premiers à découvrir cet endroit sorti tout droit du fantasme d’un archéologue. Je repensai alors à notre professeur d’histoire au lycée qui, au cours d’une séquence consacrée aux guerres napoléoniennes, cita cette célèbre allocution que le Petit Caporal adressa à ses officiers en juillet 1798, au pied des pyramides de Gizeh : « Soldats, songez que, du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent ! ». Que pouvait-on dire aujourd’hui ? Malgré la distance qui nous séparait des bâtiments effondrés, les ruines me parurent ancestrales, plus vieilles encore que le Sphinx ou que la nécropole de Saqqarah dans la région de Memphis.

« Vous pensez comme moi, les gars ? »

J’adressai un regard à Arnaud, qui avait visiblement une idée derrière la tête. Difficile de ne pas comprendre où il voulait en venir compte tenu de l’expression presque enfantine qu’il arborait. Il était depuis longtemps bercé par les films et les jeux vidéo d’aventure mettant en scène des explorateurs et des chasseurs de trésors, entre autres Benjamin Gates, Lara Croft ou ce cher Indy que je citai tout à l’heure. Et la découverte de ce paysage épique qu’aucun homme n’avait foulé depuis des temps immémoriaux lui apparut comme une invitation à l’aventure !

« Euh… t’es sûr de toi, Arnaud ? s’enquit Alexandre en se rapprochant du bord de la plateforme sur laquelle nous nous trouvions, avant de se pencher au-dessus du vide.

– Il a raison : on a failli mourir tout à l’heure, t’as oublié ?

– Justement ! Ce s’rait con de mourir sans avoir vu quelque chose de spectaculaire, non ?

– Ce qui serait mieux, surtout, ce serait de pouvoir raconter ce qu’on a vu… lâchai-je avant de soupirer.

– Et personnellement, j’avoue que je préférerai rester en vie…

– Oh allez, Alex ! Regarde-moi ça ! s’exclama-t-il en désignant d’un hochement de tête le panorama qui s’étendait devant nous. T’as pas envie d’aller jeter un coup d’œil ? T’es pas un peu curieux ? Il pointa ensuite le téléphone que son interlocuteur tenait dans la main droite. T’as pas envie de prendre quelques photos en souvenir ?

– Et si le monstre venait de là-bas, t’y as pensé ? m’interposai-je alors en désignant le tunnel qui venait de s’écrouler. Et s’il y en avait d’autres ?

– Ha ! Je suis sûr qu’ils se sont tous entretués, et que c’était le dernier de son espèce !

– Arrête de dire n’importe quoi ! Qu’est-ce que tu en sais, hein ? J’te rappelle que c’est à cause de toi si on est dans c’merdier ! Donc non merci pour une nouvelle exploration : j’pense qu’on a déjà donné ! »

Arnaud resta silencieux. Je marquai un point sur ce coup, apparemment. Il se frotta le menton, prit le temps de considérer ce que je venais de dire, puis fit demi-tour pour observer une nouvelle fois les colonnes et les murs en pierre à l’autre bout de l’immense caverne.

« Tu n’as pas tort, Lucas… reprit-il en reportant son attention sur moi. Tu oublies un détail, par contre… »

En voyant le sourire malicieux qu’esquissait ses lèvres, je poussai un profond soupir, agacé par l’entêtement dont il faisait très souvent preuve. Il pointa du doigt le couloir par lequel nous venions d’arriver, nous invitant littéralement à suivre son raisonnement.

« Le chemin est bloqué, non ?

– Oui, et donc ? demanda Alexandre, perplexe.

– Oh bon sang… »

En comprenant ce qu’il insinuait, je râlai ouvertement et levai les yeux au ciel. Le contre-argument qu’il venait de nous opposer était presque convenu : puisque nous ne pouvions rebrousser chemin, la seule solution qui s’offrait à nous était de chercher une autre issue… et donc de continuer et de nous enfoncer dans les profondeurs !

« Je sais que ça t’fait râler, Lucas, mais au fond : tu sais que j’ai raison ! fanfaronna-t-il tout en me contournant avant de se diriger vers la passerelle en contrebas.

– Putain, mais quel… raaaah ! »

Je serrai les poings et pris une profonde et bruyante inspiration. Il avait raison, je ne pouvais pas le nier : impossible de revenir sur nos pas… mais son air suffisant commençait sérieusement à m’énerver ! Voyant que j’étais en train de bouillir, Alexandre s’approcha de moi et posa une main sur mon épaule.

« Laisse tomber, Lucas, ça sert à rien… lâcha-t-il sur un ton posé. Il est comme ça, c’est tout.

– C’est ça, ouais, il est comme ça… répondis-je, dépité. Pfff, si ça continue, c’est lui que je vais laisser tomber…

– Ahahaha ! Ça peut s’faire : je t’aiderai tout à l’heure à le pousser de la passerelle, si tu veux ! »

Il pouffa en désignant d’un signe de tête le ponton branlant vers lequel Arnaud était en train de se diriger. Il me donna ensuite une tape amicale dans le dos, et se mit à son tour en route, me laissant seul quelques instants. Je balayai le panorama grandiose du regard et m’attardai sur les ruines de la cité archaïque.

« Bon… soupirai-je une nouvelle fois en réajustant la sangle de mon sac sur mon épaule. Je crois qu’on n’a pas le choix… »

Voici donc pour le cinquième chapitre d’Abîme ! Le réel flirte de plus en plus avec le monde du rêve ! Que vont donc trouver nos trois amis dans cette ville fantôme ? 😨

J’espère en tout cas que ce chapitre vous a plus ! Si c’est le cas : vous pouvez me laisser un commentaire un peu plus bas ! N’ayez pas peur : je ne mords pas… pas souvent en tout cas ! 😁

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Sur ce, je vous laisse et vous dis à bientôt pour de nouvelles histoires ! 😉


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