Alors que nous crapahutions dans les galeries souterraines à la recherche d’une sortie, j’entendais Arnaud qui soupirait de plus en plus fort. Cela faisait longtemps que nous étions amis, lui et moi, à tel point que j’avais appris à reconnaître et à jauger ses réactions. Et à en juger le nombre de soupirs qu’il venait d’enchaîner, il ne devrait pas tarder à exploser. La situation dans laquelle nous nous trouvions commençait sérieusement à nous démoraliser, et chacun d’entre nous se demandait non pas quand mais si nous finirions un jour par atteindre la surface et retrouver l’air frais du dehors. Et au bout d’un moment…
« J’en ai maaaarre ! »
Arnaud grogna, soupira, puis finit par s’asseoir par terre. Brusquement, il retira sa lampe frontale et visa le mur en pierre face à lui, bien décidé à relâcher la pression des heures passées. Mais fort heureusement, sa raison le retint de justesse et il baissa lourdement le bras, dépité.
« Putain, Arnaud : pense à la caution ! lâcha Alexandre.
– J’m’en tamponne de la caution, Alex ! pesta-t-il en réponse. Il y a plus sérieux à gérer, comme sortir d’ici…
– Ce n’est pas toi qui parlais de pessimisme et de mauvais esprit, tout à l’heure ?
– Oh, lâche-moi, tu veux !
– Allez les gars ! répondit Alexandre avec suffisamment d’enthousiasme pour nous remotiver. On ne va pas s’arrêter là, tout d’même ?
– Si tu veux aller t’promener, vas-y : fais-toi plaiz’ ! Moi, j’en ai plein les pattes, Lucas m’a gonflé avec ses rêves chelous… ajouta-t-il en me désignant d’un hochement de tête. Et donc j’ai besoin d’faire une pause !
– Tu ne voulais pas boire une bière il y a vingt minutes ? Plus vite on sortira d’ici, plus vite on sera rentré au camping !
– Qu’est-ce que tu comprends pas dans ‘‘j’ai besoin de faire une pause’’ ? Là, j’ai soif, hein, mais pas de bière ! Roh, bon sang ! s’exclama-t-il avant d’ouvrir le sac de provisions que j’avais emporté au début de notre expédition. »
Voyant qu’il n’arriverait ni à le raisonner ni à le calmer, Alexandre souffla profondément avant de s’adosser contre la paroi de la grotte. Son anxiété jusqu’ici muselée revint au galop, et pour penser à autre chose et se calmer, il sortit son téléphone de sa poche. Et, même s’il s’y attendait, il soupira une seconde fois lorsqu’il constata la petite croix rouge à côté du symbole du réseau. Quant à moi, je me replongeai dans mes pensées et me mis à fixer le sol du couloir souterrain, le regard vide. Le tunnel que nous venions d’emprunter m’avait semblé étrangement familier, et mon intuition me murmurait de faire attention, me murmurait que quelque chose était sur le point de se produire. Est-ce que j’étais en train de devenir fou ? Cette question m’avait traversé l’esprit à plusieurs reprises depuis mon réveil, mais je n’étais pas certain de vouloir connaître la réponse.
Tout avait commencé avec ce bruit, cette singulière vibration que j’étais vraisemblablement le seul à pouvoir entendre et qui m’avait fait basculer dans l’inconscience. J’avais beau me creuser la tête et chercher une explication, le mystère restait entier. Je n’avais qu’une envie : extérioriser tout ça et en discuter avec mes amis… mais je voyais bien qu’ils ne me croyaient pas. Pour eux, l’explication était vite trouvée : une hallucination suivie d’un rêve, rien de plus. Et plus nous nous enfoncions dans les entrailles de la Terre, plus les flashs revenaient. Sans parler de l’inquiétude omniprésente. Est-ce qu’Arnaud et Alexandre avaient raison de mettre mes « souvenirs » et ressentis sur le compte de la coïncidence ? Est-ce qu’il était normal, voire convenu de rêver de grottes et de monstres cachés dans l’ombre au beau milieu d’une visite spéléologique ? Et tandis que mon cerveau en pleine tempête réflexive cherchait à répondre à cet ensemble de préoccupations, de nouveaux flashs me revinrent en mémoire : les méduses, encore, évoluant gracieusement dans les airs comme si elles étaient en train de nager sous l’eau ; les algues luminescentes et leurs différentes colorations ; le mur de stalagmites et de stalactites qui me barrait le passage…
Tout à coup, un élément bien précis s’imposa à mon esprit. Un souvenir qui me fit brutalement paniquer et tourner la tête en direction du couloir par lequel nous étions arrivés il y a quelques minutes. Les yeux. Les deux yeux blancs que j’avais entraperçus et qui me fixaient depuis les ténèbres. Sans parler de cette respiration rauque et lente, le souffle d’une bête observant sa proie et attendant patiemment le moment pour fondre dessus. Je sentis mon cœur battre de plus en plus fort et vite à l’instant même où mon regard se perdit dans l’obscurité, et les contractions irradiaient dans ma poitrine et mon épaule gauche. Sans m’en rendre compte, ma respiration jusqu’ici silencieuse devint bruyante, témoignant d’une terreur grandissante.
« Lucas ? s’inquiéta Alexandre qui, en m’entendant hyperventiler, releva le nez de son téléphone. Tu vas bien ?
– Qu’est-ce qu’il nous fait, encore…
– J’sais pas… Lucas ? »
Arnaud se leva aussitôt, sa gourde toujours à la main, et Alexandre s’approcha de moi avant de m’attraper le bras, espérant que cela me fasse réagir. Mais en sentant ses doigts se poser sur la manche de mon sweat, je sursautai violemment et lâchai un cri étouffé. Mon corps tremblait dans sa totalité, et mes pupilles dilatées trahissaient l’incroyable sentiment d’horreur qui me submergeait. En voyant mon visage déformé par la peur, Alexandre m’attrapa les épaules et se mit à me secouer avant d’appeler notre ami à l’aide.
« Oh ! Lucas ! Qu’est-ce qui t’arrive ?
– Les… les… Oh, merde ! balbutiai-je fébrilement.
– Quoi ? lâcha-t-il alors que la panique le gagnait petit à petit. ‘‘Les’’ quoi ?
– Les… yeux ! Ils… ils me regardent ! Ils nous observent ! Là ! »
Je n’arrivais pas à détacher mon regard des ténèbres, l’hallucination m’empêchait littéralement de bouger. Mon bras raidi s’éleva involontairement et mon index désigna l’ouverture béante du couloir droit devant moi. Alexandre se crispa aussitôt, et je sentis ses doigts se raidir sur mon bras. Malgré l’angoisse qu’il éprouvait à l’idée d’apercevoir quelque chose, il se força à tourner la tête sur la gauche…
« Quels yeux, Lucas ? lâcha-t-il en constatant avec soulagement qu’il n’y avait absolument rien.
– Il délire !
– On fait quoi ? Alexandre se remit à me secouer, espérant que cela me fasse sortir de cet état second. J’arrive pas à le réveiller !
– Pousse-toi ! »
Soudain, Arnaud improvisa : il dévissa le bouchon de sa gourde et m’aspergea le visage d’eau. Le froid me fit l’effet d’un électrochoc et me ramena d’un seul coup à la réalité. Mais je crois que j’aurais préféré rester pétrifié et coupé du monde plutôt que d’affronter ce qui allait suivre.
Le son. Ce son. Le bruit sourd semblable au vrombissement d’un moteur d’avion commença à résonner contre les murs, le sol et le plafond du tunnel. Cette vibration indescriptible qui semblait ébranler la Terre tout entière ! Mais je ne fus cette fois pas le seul à l’entendre : je vis Alexandre se boucher les oreilles tant le son lui vrillait les tympans, et Arnaud lâcher la gourde qu’il tenait dans la main. Pendant près de vingt secondes, nous attendîmes le moment fatidique où la pierre au-dessus de nous céderait avant de nous enterrer vivants. Vingt longues secondes à supporter, impuissants, ce phénoménal tremblement. Puis soudain, le silence reprit ses droits. La douleur thoracique qui m’avait oppressé pendant mon épisode de panique relâcha peu à peu son étreinte, et mon souffle revint à la normale.
« Bordel, c’était quoi ça ?! s’exclama Arnaud qui s’était pratiquement affalé contre la paroi du couloir, déstabilisé par le bruit.
– Le Cri de la Planète !
– Arrête, t’as trop joué à Final Fantasy VII !
– C’est ça ! lâchai-je spontanément comme l’aurait fait Archimède dans sa baignoire avec son ‘‘Eurêka !’’. »
En entendant cette exclamation qui venait du fond du cœur, Arnaud et Alexandre se tournèrent vers moi.
« Ah bah tiens ?
– T’es de retour, toi ? me demanda Arnaud, surpris de voir que j’étais enfin sorti de mon hallucination.
– C’est le bruit que j’ai entendu tout à l’heure ! continuai-je sans réagir à leurs remarques. Je ne suis pas fou !
– Mais c’était quoi ?
– J’en sais rien ! Mais c’est à cause de lui que je suis tombé dans les pommes tout à l’heure, et… attendez ! »
Je plaçai aussitôt mon index sur ma bouche et fis signe à mes amis de ne rien dire. Quelque chose m’inquiétait malgré l’accalmie… En tendant l’oreille, je remarquai que le silence pesant qui s’était installé après les fortes secousses était à présent entrecoupé d’un son presque inaudible. Un ronronnement grave et régulier, parfois ponctué d’un léger grognement. En un instant, mon corps se tétanisa. Je lançai des regards terrifiés à mes amis, qui eux aussi s’étaient figés. Mais de nous trois, seul Alexandre faisait face à l’obscurité du tunnel, et à l’inconnu qui se tapissait dans l’ombre. Et un rapide coup d’œil à ses bras tremblants confirma ma pire crainte : nous n’étions finalement pas seuls dans ce labyrinthe souterrain…
Ainsi s’achève le quatrième chapitre d’Abîme, qui bien qu’un peu plus court que les précédents introduit la menace qui traque et surveille nos amis ! 👹
J’espère en tout cas que vous avez apprécié votre lecture ! Comme d’habitude, n’hésitez pas à me laisser un petit message si vous le souhaitez ! Et comme d’habitude : attention aux messages que vous postez.
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