[Attention : Ceci est le chapitre X de l’histoire Abîme. Si vous êtes arrivé·e ici par hasard, et n’avez pas lu le ou les chapitre(s) précédent(s), alors je vous invite à cliquer sur ce lien qui vous redirigera vers l’ensemble des chapitres de l’histoire. Sinon : vous pouvez continuer votre lecture ! 😉]
La situation dans laquelle nous nous trouvions était critique. Désespérée, même… Nous étions piégés, acculés contre les décombres, et l’ombre du monstre s’allongeait lentement sur les pavés, nous englobant comme si nous étions déjà avalés.
Alexandre avait les yeux exorbités, incapable de détourner le regard de la gueule béante dégoulinante de bave. Arnaud, lui, serrait les poings, ses lèvres tremblaient de rage et de peur, comme s’il hésitait à foncer tête baissée plutôt que de se laisser dévorer. Quant à moi, chaque fibre de mon être me hurlait de courir, mais mes jambes refusaient de bouger. La créature s’arrêta à quelques mètres de nous. Son souffle rauque et fétide emplissait l’air d’une vapeur immonde, poisseuse, qui s’infiltrait dans mes narines et m’arrachait presque des haut-le-cœur. Ses yeux blancs balayèrent la pénombre avant de se fixer sur nous. Et dans ce regard, je crus voir une intelligence sadique, comme si elle savourait l’instant de nous avoir finalement rattrapés. Comme si elle se délectait de notre panique.
« Merde… souffla Arnaud entre ses dents, son corps tremblant malgré sa posture défiante. »
Alexandre me jeta un regard, dans lequel je lus tout à la fois : de la tristesse, de la peur… et de la résignation. Ses yeux me transpercèrent plus sûrement que les crocs du monstre. Lentement, presque machinalement, il abaissa sa main vers une pierre brisée, détachée d’un pan de mur écroulé. Ses doigts tremblaient, mais ils se refermèrent dessus avec fermeté. Il avait une idée derrière la tête, je le compris aussitôt, et mon cœur se serra.
« Non… murmurai-je en secouant imperceptiblement la tête. »
Mais Alexandre ne comptait pas se dérober. Ses lèvres bougèrent, articulant des mots que je ne parvins pas à entendre. Un simple « Courez. », peut-être. Il serra la pierre dans son poing, et attendit le moment opportun pour la jeter sur la bête. Cela nous laisserait, selon lui, assez de temps pour nous échapper…
L’abomination s’immobilisa devant nous. Son dos se voûta, ses pattes se ployèrent, et un grondement terrible monta de sa gorge, résonnant jusque dans ma poitrine. Ça y est : elle allait bondir. C’est alors que le sol vibra. Encore et toujours le même grondement, celui qui montait des entrailles de la terre. Mais cette fois, il était plus puissant. Les oreilles de la créature se dressèrent, ses pupilles se dilatèrent, et elle poussa un rugissement aigu. Son corps tout entier fut alors parcouru de spasmes, et comme pétrifiée, elle se cambra en arrière, ses mâchoires entrouvertes laissant s’échapper un râle déformé. Et tout à coup, sans prévenir, un pan entier du mur à sa gauche se fissura, fragilisé par les dernières secousses, et s’écroula dans un fracas de pierres et de poussière.
« Maintenant ! hurla Arnaud en me tirant par le bras. »
Nous ne nous fîmes pas prier. Arnaud bondit le premier, son sac ballotant sur son épaule. Alexandre lâcha la pierre effritée, le cœur encore serré par ce qu’il escomptait faire, et se jeta à ma suite. Derrière nous, la créature se débattait, convulsait au milieu des décombres alors que les basses fréquences du « hum » se réverbéraient contre les parois de la caverne.
Mes jambes me faisaient souffrir le martyr, mes poumons imploraient grâce, mais nous étions, contre toute attente, encore en vie. Nous dévalions les ruelles, nos pas martelant les pavés disjoints, les décombres volant sous nos enjambées. Chaque détour nous semblait nous ramener à une impasse, chaque venelle révélait de nouveaux obstacles dressés pour ralentir notre fuite. Arnaud ouvrait la marche, bondissant par-dessus les gravats, se faufilant entre les pans de murs effondrés. Je le suivais de près, le souffle court, talonné par Alexandre qui jurait à chaque fois que ses chaussures dérapaient sur les pavés glissants. Derrière nous, un rugissement terrible fendit l’air : la créature avait finalement retrouvé ses esprits. Et cette fois : elle n’avait pas l’intention de nous laisser fuir.
Nous bifurquâmes à l’angle d’une ruelle étroite, débouchant sur une volée de marches. Arnaud et moi les descendirent presque en sautant, et Alexandre manqua de trébucher, se rattrapant in extremis au rebord d’un muret. Un fracas sourd retentit quelques mètres derrière : le monstre venait de heurter une paroi dans sa course, et les pierres s’effondrèrent dans un vacarme de fin du monde.
« Plus vite ! hurla Arnaud. »
Le souffle me manquait, mais mon instinct me hurlait de continuer. La cité tout entière devenait un labyrinthe infernal, où chaque pierre menaçait de s’effondrer. Une arche brisée nous barrait le chemin, et nous dûmes ramper sous ses débris, les doigts écorchés par les éclats de roche, avant de reprendre notre course folle. Puis le sol vibra une fois de plus. Cette saleté de grondement se faisait de plus en plus fréquent, de plus en plus grave, de plus en plus oppressant. Je titubai, manquai de perdre l’équilibre. Le décor se brouilla, et je revis les murs de la cité onduler, se zébrer de fissures avant de s’ouvrir comme des plaies béantes. Des silhouettes s’extirpèrent des murs et rampèrent tels des lézards. Je n’en pouvais plus !
« On continue ! hurlai-je en attrapant Alexandre par le bras qui s’était arrêté, hypnotisé par le bruit. Bouchez-vous les oreilles ! »
Ce lieu était maudit, infini. Des passerelles branlantes reliaient certains bâtiments, des escaliers en colimaçon s’enfonçaient dans le vide, des arches éventrées ouvraient sur des impasses… Nous nous errions dans ce dédale hostile, chaque bifurcation menaçant de nous ramener droit sur la gueule béante du monstre. Le « hum » revint, encore une fois. Il grondait, montait et redescendait en vague. Un frisson me traversa de part en part, mes tympans bourdonnaient, mes os vibraient. Cette fois, les hallucinations furent pires que les précédentes. Des voix s’élevèrent par centaine, des murmures indistincts qui gonflèrent en une clameur épouvantable, atroce. Je crus entendre mon prénom répété des dizaines de fois, scandé, susurré par mille langues. Je crus voir les goules de mon dernier cauchemar se masser derrière les ouvertures des habitations, comme s’ils épiaient notre course à travers leur cité.
« VOS GUEULES !! vociféra Arnaud, plaquant ses mains sur ses oreilles. »
Alexandre perdit l’équilibre en voulant éviter une main qui, d’après lui, venait de jaillir du mur pour l’attraper et l’étrangler. Je me jetai sur lui et l’aidai à se relever, nos deux corps s’entrechoquant dans la poussière. Nous reprîmes notre course, terrifiés, poursuivis autant par la bête que par nos propres esprits fatigués et parasités.
Et puis, enfin, elle apparut. L’arche en pierre. La promesse de quitter définitivement cette ville blasphématoire. Mais dans notre malchance, il ne s’agissait pas de l’issue qu’Arnaud avait repérée lorsque nous étions près de l’obélisque, tout à l’heure… mais du passage que nous avions emprunté à notre arrivée, il y a de cela une éternité.
« Bordel ! m’exclamai-je. Retour à la case départ ! Faut retraverser toute la ville !
– Attends… non, pas la peine ! Regardez, là ! »
Tout en courant, Alexandre pointa de l’index le tunnel par lequel nous étions arrivés, alors que nous étions déjà traqués par la créature bipède. Les tremblements de terre successifs l’avaient obstrué, puis dégagé. C’était notre chance ! Alors, sans perdre davantage de temps, nous nous élançâmes, galvanisés par l’espoir. Nos poumons brûlaient, nos jambes menaçaient de céder, mais nous tenions bon. Où était la bête ? J’avais beau ne plus l’entendre, je m’attendais, à chaque respiration, à sentir ses crocs se refermer sur ma nuque. Mais je n’osai pas regarder derrière moi, et je me concentrai sur l’arche. Elle se rapprochait, encore, encore… et nous franchîmes enfin la place qui la précédait, exténués, mais vivants.
Mais il était trop tôt pour crier victoire : nous devions encore suivre le sentier tracé dans la roche et franchir l’obstacle que je redoutais plus que tout au monde : le pont de singe. Ses cordages grinçaient, et ses planches disjointes se balançaient au-dessus de l’abîme. Je m’arrêtai net, saisi d’une terreur sourde. Le gouffre s’étendait, béant, avalant toute lumière. Sous nos pieds, rien d’autre que les ténèbres… mais pour ma part, je savais ce qu’elles abritaient. Je savais ce qui dormait là-dessous.
« Allez ! souffla Arnaud, déjà engagé, ses mains crispées sur les cordes et son corps tremblant à chaque pas. On s’magne ! »
Je le suivis du regard, priant pour que le bois vermoulu tienne sous son poids. Les planches craquèrent, certaines manquaient, mais il atteignit l’autre rive sans faillir. Alexandre, blême, prit une profonde inspiration puis se lança. Ses pieds glissaient, ses mains tremblaient. À mi-chemin, une des lattes céda. Il poussa un cri, bascula, manqua de disparaître dans l’abîme.
« Alex !! criai-je, le cœur au bord des lèvres. »
Son téléphone glissa de sa poche et tomba, avalé par le néant. Dans un réflexe désespéré, il s’agrippa à la corde et, haletant, réussit à se hisser. Et lorsqu’il posa enfin le pied sur la terre ferme, Arnaud l’empoigna et le tira d’un coup sec.
« À toi, Lucas ! cria Alexandre d’une voix éraillée. »
Mon tour. Mon heure. Je restai figé un instant, paralysé, mes yeux perdus dans l’abîme sous mes pieds. En un éclair, la vision du titan carnassier me gifla. Et si… et si ce gouffre n’était pas vide ? Et si Elle était toujours là-dessous ? Cette espèce de divinité à gueule de loup et aux bois de cerf que les goules de mon cauchemar vénéraient ? Je fixai les ténèbres, et je crus y voir bouger quelque chose. Une ombre. Immense. Mon ventre se noua, mes jambes refusèrent d’avancer. Non ! Je n’y arriverai pas !
« Lucas !! Arnaud hurlait à s’en briser la voix. Dépêche-toi !! »
Son cri me ramena à la réalité. Serrant les dents, je posai un pied sur la première latte, puis un autre, les doigts crispés sur les cordes qui se balançaient, grinçant à chaque secousse. J’étais à mi-chemin, encore quelques mètres et je serai en sécurité. C’est en tout cas ce que je m’efforçai de penser. Et surtout : ne pas regarder en bas. Mes amis me tendaient déjà les bras. J’y étais presque !
Quand soudain un rugissement déchirant résonna dans mon dos. La créature. Je n’osai pas me retourner, mais je perçus très clairement ses pas martelant le sol. Elle dévala le sentier rocailleux, ses griffes labourant la pierre, puis en une fraction de seconde, elle bondit.
« Dépêche-toi, Lucas ! »
Alors je me mis à courir, ne me préoccupant plus de la solidité du pont. Les planches se dérobaient sous mes pieds, le bois éclatait, les cordes gémissaient. Devant moi, Alexandre et Arnaud criaient, m’appelaient, m’encourageaient. Encore deux pas. La bête venait d’atterrir lourdement sur le pont, et toute la structure se mit à vibrer et à se balancer. Encore un pas. Elle gagnait du terrain, son souffle fétide me brûlait la nuque, ses griffes raclait le bois, prêtes à me happer.
Et soudain, lorsque j’atteignis presque l’autre rive… une ombre gigantesque jaillit des profondeurs.
Une main. Non… une griffe. Colossale. Monstrueuse. Surgissant des entrailles de l’abîme, noirs comme la nuit, les doigts osseux se refermèrent d’un coup sec sur la créature qui me poursuivait, emportant par la même occasion bois et cordes. Le hurlement de la bête qui nous traquait résonna dans toute la caverne tandis qu’elle était arrachée au pont, happée dans l’abîme. Un grondement d’une puissance dévastatrice monta des tréfonds et secoua toute la caverne. La roche vibra, d’énormes pierres chutèrent du plafond.
« Lucas !! »
Je n’eux pas le temps de réfléchir : je bondis, me jetai de tout mon corps vers l’autre rive, les bras étendus en avant. Mes mains heurtèrent le sol, et Alexandre et Arnaud m’agrippèrent aussitôt par les bras avant de me tirer vers eux. Le pont vola en éclats l’instant d’après dans un craquement sinistre, et disparut à son tour, avalé par les ténèbres du gouffre.
Les secousses gagnaient en intensité. Le sol vibrait de plus en plus sous nos pieds comme si toute la montagne voulait nous recracher, et la voûte au-dessus de nos têtes se lézardait de toutes parts. Des blocs de pierre se détachaient dans un vacarme assourdissant, s’écrasant à quelques centimètres de nous. Sans perdre une seule seconde, je me relevai et, après avoir hurlé à mes amis de courir, nous nous élançâmes tous les trois en direction de l’unique passage qui s’offrait à nous. Derrière nous, la cité s’effondrait sur elle-même, les bâtiments s’écroulant comme des châteaux de cartes, ensevelis sous des tonnes de roche et de poussière. Nous nous engouffrâmes dans le tunnel, une obscurité oppressante nous enveloppant aussitôt. Nous courûmes en ligne droite, tournâmes lorsque c’était nécessaire, bifurquâmes à un embranchement, puis un autre, et encore un autre. Nous trébuchions, tombions presque, mais chaque fois nous nous relevions dans un réflexe de survie, le souffle court et les yeux piqués par la poussière. Tout autour de nous, la roche gémissait, craquait, comme si le tunnel entier allait nous tomber dessus et nous ensevelir.
Quand finalement, au bout d’une éternité de fuite, le fracas commença à s’éloigner. Le sol cessa de trembler sous nos pas. Nous ralentîmes, titubâmes encore sur quelques mètres avant de nous écrouler, incapables d’aller plus loin. Allongés dans la pénombre, nous n’étions plus que trois silhouettes haletantes, bisées, couvertes de poussière et de sueur. Nos poitrines se soulevaient à un rythme désordonné, nos regards égarés se cherchaient sans vraiment se trouver. Un silence de plomb, seulement troublé par nos respirations rauques, s’installa peu à peu, presque irréel après l’apocalypse que nous venions de traverser.
Alors, sans prévenir, un rire nerveux m’échappa. Un rire sec, incontrôlable, soulagé. Arnaud, puis Alexandre, éclatèrent à leur tour, comme si tout ce que nous avions enduré, toute cette horreur, devait forcément se déverser dans ce délire insensé. Ce fut bref, mais violent. Une véritable libération.
Et, exténués après des heures entières à crapahuter et déambuler dans les entrailles de la Terre, nous fermâmes les yeux, et le noir nous engloutit…
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