[Attention : Ceci est le chapitre VIII de l’histoire Abîme. Si vous êtes arrivé·e ici par hasard, et n’avez pas lu le ou les chapitre(s) précédent(s), alors je vous invite à cliquer sur ce lien qui vous redirigera vers l’ensemble des chapitres de l’histoire. Sinon : vous pouvez continuer votre lecture ! 😉]
« Bordel ! Alex : retiens-le !! »
La voix d’Arnaud me transperça les tympans, et mes paupières se rouvrirent brutalement. Devant moi… l’abîme. Mon pied droit flottait dans le vide, suspendu au-dessus du gouffre tandis que le reste de mon corps avait été stoppé net par mes deux amis. Arnaud me retenait au niveau du col, ses doigts crispés comme des tenailles, et Alexandre me maintenait fermement, les bras enroulés autour de ma taille.
« Vas-y, tire ! »
D’un coup, je fus arraché au bord du précipice. Mon corps bascula en arrière, et nous tombâmes tous les trois à la renverse sur le sol pavé, à quelques centimètres du pied de l’obélisque d’obsidienne. Étendu par terre, étourdi, je mis plusieurs secondes à retrouver le contrôle de mon corps… et de mon esprit, encore hanté par la vision d’une autre dimension.
« Putain… les gars… qu’est-ce qui s’est passé ?
– J’en sais rien, c’est à toi d’nous l’dire, Lucas ! cracha Arnaud, le visage crispé par la colère et la peur. Tu commences sérieusement à nous faire flipper avec tes absences ! »
Il se releva maladroitement, souleva son sweatshirt et examina son flanc droit. La chute lui avait laissé de longues stries rouges sur la peau, mais rien de grave. Alexandre se palpa à son tour et soupira, soulagé de s’en sortir avec seulement quelques ecchymoses au niveau du bas du dos et des coudes. Quant à moi, je me frottai la nuque et l’arrière de la tête qui, fort heureusement, n’avaient que très légèrement percuté le sol.
« J’ai déliré ? demandai-je en me redressant, la gorge sèche. Comme… tout à l’heure ?
– C’était pire que tout à l’heure, tu veux dire ! intervint Alexandre tout en reprenant son souffle, encore sous le choc. Après ta chute, tu as rouvert les yeux… et tu t’es mis à grogner.
– À… grogner ?
– Oui ! Puis tu t’es levé d’un coup et tu as foncé à droite, à gauche… comme un fou. Tu zigzaguais dans tous les sens, puis tu es retombé un peu plus loin, près du bac à fontaine, là-bas ! m’expliqua-t-il en me montrant du doigt le chemin que j’avais parcouru pendant cet épisode de somnambulisme. Et quand on a réussi à t’attraper avec Arnaud, tu as hurlé, et tu t’es jeté vers le rebord de la plateforme ! »
Il désigna alors le promontoire de bois et de pierre, juste derrière le monolithe, et plus précisément l’espèce de rambarde abîmée que j’avais tenté de traverser. Au moment où mes yeux se posèrent dessus, je me remémorai aussitôt le cauchemar duquel je venais de me réveiller. L’instant d’après, le souvenir de l’horrible titan carnassier se superposa à mon champ de vision. Ses mâchoires. Ses yeux. Et en voulant détourner le regard, je remarquai les nombreuses traces rouges sur le sol, bien réelles pourtant, que mes amis et moi avions occultées en nous approchant de l’immense bloc de pierre noire.
« Non… Non ! Barre-toi ! La terreur m’empêchait de respirer correctement. T’approche pas, putain !
– Il recommence ! s’exclama Arnaud. Alex ! Viens m’aider ! »
Il se jeta sur moi, m’agrippa les poignets, et tenta de me plaquer au sol. Mais je me débattais comme un possédé, chaque muscle tendu par la panique. Alexandre accourut, ses mains cherchant à m’immobiliser. L’hallucination devant moi se confondait avec la réalité : je voyais la gueule de cette aberration de la nature se rapprocher de moi et me toiser avec une espèce de sourire malsain ! Le sang de ses victimes fraîchement mâchouillées et broyées ruisselait le long de ses dents jaunes et s’écrasaient sur le promontoire ! Je sentais ses griffes effleurer ma peau, son rire démoniaque vibrer dans ma cage thoracique. Tout mon corps trembla, mon esprit se mit à implorer son pardon. Alors, dans un ultime réflexe de survie, incapable de supporter une telle vision d’horreur, j’ordonnai à mes yeux de se fermer. Je ne voulais plus la voir. Je voulais que ce cauchemar prenne fin !
Tout à coup, une douleur cinglante me gifla le visage. Le monde chavira, l’horreur s’évanouit en un instant, et je me retrouvai brutalement arraché à ma vision. Arnaud, qui n’arrivait plus à me garder sous contrôle malgré l’aide d’Alexandre, venait de me frapper. Le claquement sec résonna dans l’immense caverne, ricochant contre les parois. Ma respiration, jusqu’alors hachée et sifflante, retrouva peu à peu un rythme normal.
« C’est bon ? T’es calmé, là ? s’énerva Arnaud en secouant sa main rougie par le coup. Ma joue me brûlait.
– Ça sert à rien de t’énerver, Arnaud… Regarde dans quel état il est… souffla Alexandre en tentant de calmer le jeu.
– Non, c’est bon : ça m’soule, là ! Est-ce que tu vas enfin pouvoir nous expliquer ce qui t’arrive ? m’ordonna-t-il sur un ton plus qu’agacé. »
Il me fallut quelques instants pour me remettre de mes émotions et faire du tri dans mes pensées. Encore tremblant, je leur racontai tout. L’hallucination, la horde grouillante et hurlante de goules, rassemblées autour de l’obélisque luisant dans le but de vénérer une divinité monstrueuse à tête de loup et aux bois de cerf. Je détaillai ensuite la procession et l’horrible cérémonie à laquelle j’avais assisté, et conclus mon récit par l’imposante créature qui avait émergé des entrailles de la Terre, exactement à l’endroit où nous nous trouvions en ce moment. À mesure que mes mots franchissaient mes lèvres, l’air se glaçait autour de nous. Mes deux amis échangèrent un regard inquiet, puis, presque malgré eux, tournèrent simultanément la tête en direction du rebord du gouffre. Leurs visages pâlirent.
Malgré le caractère surnaturel de mon récit, ni Alexandre ni Arnaud ne se permirent de douter ouvertement. Difficile d’en faire autrement, compte tenu des événements récents et des étranges similitudes entre mes escapades oniriques et le monde réel…
« Encore un rêve… me répondit Alexandre, effrayé. D’abord ton déjà-vu dans la caverne, puis ce monstre qui nous a pourchassés… sans parler des méduses et de la ville… Tu crois que…
– Non ! trancha brusquement Arnaud. Non ce… c’est impossible. C’est juste… une coïncidence, voilà tout !
– Une coïncidence ? Alexandre éclata d’un rire nerveux. Attends, ça fait beaucoup pour une coïncidence, tu crois pas ? Il étendit les bras et désigna la caverne et les bâtiments en ruine tout autour de nous. Et ça, alors ? La cité, l’obélisque, tout… Tout ce qu’a raconté Lucas… Comment t’expliques tout ça, hein ? Puis son regard se planta dans le mien. Et il s’passe quoi à la fin de ton cauchemar ? Je veux dire, juste avant qu’on t’réveille ? »
La question me tordit les entrailles. Les sensations, d’abord floues et contenues, me revinrent en mémoire. D’abord les cris hystériques de la foule monstrueuse, puis la puanteur de chair pourrie que la bête ramenait du fond de l’abîme, le festin immonde où des mâchoires broyaient et déchiquetaient dans une orgie de sang. L’odeur du fer, le goût du sel sur ma langue. Un haut-le-cœur me souleva. Non… pas ça. Arnaud et Alexandre n’avaient pas besoin de savoir.
« Euh… Je n’sais plus… Le reste est un peu flou… mentis-je en inspirant profondément, comme pour chasser l’horrible souvenir qui me hantait. Quoi qu’il en soit, il faut qu’on s’tire d’ici !
– T’as raison ! Alexandre acquiesça et se rapprocha du pilier noir au centre de la place avant de regarder tout autour de lui. Mais par où ?
– Je crois que j’ai repéré un passage, tout à l’heure…
– Ah bon ? demandai-je à Arnaud, surpris.
– Ouais : avant de traverser le pont suspendu, j’ai vu un chemin qui longeait la paroi et qui donnait sur une série de tunnels… Il poursuivit ses explications en pointant du doigt les rues et habitations aux alentours. Si on part d’ici, et qu’on prend la rue qui remonte, là-bas, on devrait arriver à la sortie de la ville, et donc sur le chemin qui mène aux passages !
– Ça sent le pifomètre… T’es sûr de ton coup, là ?
– J’ai pas de solution miracle à proposer, mais c’est la seule qui me semble la plus fiable ! trancha-t-il sèchement. Et perso, j’ai pas envie de moisir une seconde de plus ici ! D’autant que… »
Un rugissement grave et guttural explosa soudain dans la caverne, se propageant telle une onde sur la surface de l’eau. Ça venait du tunnel, celui par lequel nous étions arrivés un peu plus tôt !
« Oh bordel ! Barrons-nous, vite ! »
Nous n’attendîmes pas davantage : contournant l’obélisque gravé, nous nous engouffrâmes dans la rue indiquée par Arnaud, fuyant à perdre haleine.
Notre course devint rapidement un calvaire : après quelques mètres, la pente se faisait de plus en plus raide, chaque enjambée me lacérait les cuisses et les poumons singulièrement. J’entendais Alexandre qui soufflait de plus en plus fort à chaque nouvelle enjambée derrière moi.
« Qu’est-ce qui s’passe ? criai-je en forçant l’allure pour me mettre à la hauteur d’Arnaud.
– Le tunnel !
– Quoi, quel tunnel ?
– Celui de tout à l’heure ! répondit Alexandre en reprenant son souffle tous les deux mots. Quand tu… hallucinais… y’a eu un séisme… Le tunnel s’est rouvert… et…
– … et comme tu peux l’voir : l’autre machin nous a pas oubliés ! coupa Arnaud avant d’accélérer. »
Mon cœur manqua un battement. La bête qui nous traquait avait survécu ? Comment avait-elle pu échapper à l’éboulement ? Tout à coup, un bruit sourd me tira de ma réflexion et résonna quelques mètres derrière nous. Un bruit sourd, comme si quelque chose venait de percuter le pierre. Sans nous arrêter de courir, nous jetâmes tous les trois un bref coup d’œil en arrière. Dans la poussière qui s’élevait au-dessus des ruelles, un pan de mur venait de s’effondré, pulvérisé par une masse invisible. Et il ne nous fallut que quelques secondes pour comprendre. La bête était derrière nous !
« Fais chier ! lâchai-je en reportant mon attention sur la route.
– Vous croyez… qu’elle est morte ? demanda Alexandre en voyant les restes du mur éparpillés sur le sol.
– Si elle a survécu à un éboulement, c’est pas un pauvre mur en pierre qui l’arrêtera ! vociféra Arnaud. Ses yeux fouillaient les alentours. Faut vite qu’on s’planque, venez ! »
Sur ces mots, il désigna une arche étroite entre deux bâtiments sur notre gauche. Sans discuter, nous bifurquâmes et nous y engouffrâmes.
De l’autre côté de l’arche se dressait une sorte de maison à trois étages, flanquée d’une porte massive en bois rongée par l’humidité. Nous examinâmes rapidement le battant qui nous séparait de l’intérieur, mais nous fûmes incapables de trouver le mécanisme permettant de l’ouvrir. Pas de poignée ou de loquet, rien. Pris de panique, Alexandre fit la seule chose qui lui traversa l’esprit : il se jeta brutalement contre le bois et poussa de toutes ses forces. Par miracle : la porte bougea de quelques centimètres dans un grincement, libérant au passage un remugle de moisi qui le fit presque vomir.
« Bordel… dégueulasse ! V’nez m’aider ! »
Sans ajouter quoi que ce soit, Arnaud et moi nous appuyâmes contre le bois et forçâmes jusqu’à ce que le passage soit suffisamment dégagé pour nous laisser entrer. Les bruits de pas dans l’allée se rapprochaient dangereusement de nous, chaque résonance martelant la pierre comme un compte à rebours. Sans hésiter, nous nous engouffrâmes dans l’obscurité fétide de la maison, sans prendre le temps de refermer la porte derrière nous. Mais au moment où Arnaud et Alexandre se réfugièrent dans un coin de la maison, un rugissement terrible résonna juste devant l’habitation, me figeant immédiatement sur place. Mais contrairement à mes amis, je n’avais pas eu le temps de me cacher suffisamment, et je demeurais planté près de la porte, à quelques centimètres à peine de l’ouverture.
De là où je me trouvais, je pouvais voir ce qu’il se passait dans la cour et dans la rue, au-delà de l’arche… et ce que je vis hante encore mes cauchemars aujourd’hui ! Là, sur le sol pavé, se tenait une des créatures qui m’étaient apparues lorsque j’étais en train d’halluciner ! Mais elle était différente, plus grande et menaçante ! Une sorte de loup bipède, immense et décharné. Son corps émacié oscillait, recouvert d’une fourrure grise et noire en lambeaux, laissant par endroits apparaître une peau suintante, labourée de griffures sanglantes. D’entre ses plaies suintait un liquide visqueux et incolore qui luisait sous la pâle lueur de la caverne. Sa mâchoire semblait brisée, enfoncée, tordue, mais en voyant ses dents jaunies effilées, je l’imaginai déchiqueter sans peine mon bras ou ma jambe, ou les deux ! J’étais pétrifié ! Le monstre nous cherchait, c’était sûr ! Il s’était arrêté juste devant la maison dans laquelle nous espérions trouver refuge, et reniflait bruyamment, déterminé à capter la moindre odeur qui pourrait le mener jusqu’à nous !
Je tremblais de tout mon long, cloué au sol et incapable du moindre geste. Mes amis, recroquevillés dans l’ombre, ignoraient ce que je voyais. Je les enviais de ne pas voir ce que je contemplais, de ne pas voir l’abomination qui se balançait sur ses deux longues pattes, qui sondait l’air à plein museau, sa tête convulsant dans tous les sens comme un pantin démoniaque. Je n’osais pas respirer. Mon cerveau me hurlait de fuir, de ramper, de m’éloigner de cette porte à tout prix et de me cacher ! Mais mes jambes refusaient de m’obéir ! J’étais piégé, condamné à rester là, à espérer que cette chose ne croise pas mon regard.
Je le savais : au moindre bruit, au moindre souffle trop fort… cette maison ne serait plus un abri, mais notre tombeau.
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