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Raining Stars

par Stéphane · 6 septembre 2025

« Le Jour du Jugement Dernier est arrivé ! Repentez-vous ! Implorez pardon pour vos péchés, car le Royaume des Cieux est proche ! »

Au début, ce n’était qu’une voix parmi d’autres, noyée dans le vacarme de Paris. L’un de ces prophètes de trottoir que tout le monde contourne sans lever les yeux. La Fin du Monde… Pendant longtemps, ce n’était rien d’autre que le discours de quelques illuminés ou le prêche de gourous en quête de fidèles crédules pour grossir leur secte bidon. D’autres, plus terre-à-terre, imaginaient la fin du monde comme une fin brutale de l’humanité, un effondrement global sans intervention divine, mais causé par des forces qui nous échappent. Les hypothèses étaient nombreuses, tantôt d’origine naturelle comme la chute d’un astéroïde ou une pandémie mortelle, tantôt d’origine humaine, avec en première et deuxième positions une guerre nucléaire et le réchauffement climatique… Et même si ces scénarios servaient généralement à alimenter les théories complotistes et les discussions de comptoir, beaucoup se montraient sceptiques, convaincus que cela n’arriverait jamais… ou pas de leur vivant. Mais j’imagine qu’ils ont tous changé d’avis depuis les événements de ce matin…

Aucun astrophysicien, chimiste ou scientifique n’avait envisagé pareille catastrophe. Répondez-moi franchement : m’auriez-vous cru si je vous avais dit que le soleil exploserait un jour en mille morceaux ? Vous vous seriez moqués de moi, assurant que cette histoire relevait d’un mauvais film catastrophe, au scénario bancal. Et pourtant ce jour est bel et bien arrivé, et le prédicateur que je croisais si souvent dans cette rue sautille frénétiquement en agitant sa pancarte indiquant « Le Jugement Dernier est proche ! » sans doute pour la dernière fois. Et moi, je lève les yeux vers un ciel autrefois bleu, désormais saigné d’un rouge cramoisi, avec une angoisse que jamais je n’avais ressentie. Car là-haut, au-dessus du monde, le Soleil morcelé était devenu plus noir encore que le néant dans lequel il se tenait, immobile sur son axe éternel, bien avant notre existence sur Terre. Des fragments s’arrachent un à un de cet astre que nous croyions tous immuable, propulsés dans l’espace à des vitesses inimaginables. Je les vois fendre le ciel en une nuée ardente, griffant l’air de traînées blanches et dorées avant de s’écraser contre les immeubles. Chaque impact est un coup de tonnerre sec, suivi d’une vague de chaleur qui claque contre ma peau. L’odeur de plastique fondu et de pierre brûlée sature l’atmosphère, la poussière me râpe la gorge, et laisse sur ma langue un goût métallique. Désorientés et effrayés, les oiseaux s’envolent de leurs perchoirs à la recherche d’un nouvel abri, mais beaucoup finissent par s’écraser au sol, frappés de plein fouet par cette pluie de cailloux stellaires brûlants.

Autour de moi, c’est le chaos absolu : Paris, la ville qui m’a vu naître et grandir, est en proie aux flammes. Le temps semble suspendu, presque moqueur, comme s’il prenait plaisir à prolonger notre agonie. Des cris déchirent l’air. Dans le désordre le plus total, les gens courent, se bousculent, s’écrasent. Des parents hurlent des prénoms, des enfants cherchent des mains qui ne reviennent pas. Certains, pétrifiés, restant plantés là, le regarde vide tourné vers le ciel écarlate. À quelques pas, j’aperçois deux hommes qui se serrent dans les bras, pleurant en silence. Ils ne se connaissaient même pas dix minutes auparavant, et les voilà unis dans un dernier élan de réconfort, avant que tout ne s’arrête… Une femme agrippe le bras d’un passant, implorant de l’aide pour échapper à cette fin brutale… mais à quoi bon ? Nous ne sommes toutes et tous rien de plus que des spectateurs impuissants aux premières loges de l’apocalypse. Et face à ce déferlement d’émotions humaines, à cette panique totale, je sens monter en moi une terreur profonde, brute, dévorante, qui m’emprisonne la poitrine et fait trembler mes doigts.

Soudain, mon cœur manque un battement. Depuis combien de temps suis-je figé là, planté comme une statue au milieu du chaos ? Mes sens reviennent lentement, engourdis comme si mon corps m’appartenait à moitié. Je tourne la tête avec peine, secoue mes bras ankylosés. En serrant les poings, je sens quelque chose se froisser entre mes doigts. Un sachet rempli de viennoiseries… Je baisse les yeux, stupéfait. Quand est-ce que je les ai achetées ? Pour qui ? Les questions fusent, s’entrechoquant dans mon esprit incapable de suivre le fil. Puis un éclair de lucidité me traverse, un souvenir brutal qui me frappe comme une décharge électrique. Toi. Nous devions nous retrouver pour prendre le petit-déjeuner ensemble, tous les deux. Une rencontre banale, minuscule dans le tumulte du quotidien… mais qui devient soudainement vitale, l’unique raison de courir, de tenir, d’espérer. Je parviens enfin à détacher mon regard du ciel où flotte cet œil noir, ce gouffre incandescent qui nous observe, puis je scrute autour de moi. Où es-tu ? Où es-tu ? Cette question martèle mon crâne, se répète, chaque écho nourrissant mon angoisse, l’enracinant plus profondément.

Alors je m’élance. Mes jambes obéissent enfin, m’arrachant à ma torpeur. Je dévale l’allée piétonne, évitant les gravats, contournant les pans de façades qui s’affaissent et s’effondrent dans un craquement terrible. Des immeubles entiers s’écroulent comme des châteaux de cartes, déversant une pluie de béton et de verre. Mes poumons brûlent, mon souffle se hache, mais je cours, je cours comme si chaque seconde pouvait m’arracher à toi pour toujours.

Un moment d’inattention me fait percuter le capot d’une voiture arrêtée en travers de la chaussée. Le sachet de viennoiseries m’échappe des mains et s’écrase au sol, éventré. Les croissants roulent dans la poussière. Une douleur fulgurante me vrille la jambe, et un flot d’insultes me traverse l’esprit. Je serre les dents, et pris d’un coup de colère, je cogne du poing contre la carrosserie, le métal vibre sous l’impact. Mais au moment où je m’apprête à crier sur le conducteur, je m’arrête net. L’habitacle est vide. Comme toutes les autres voitures autour de moi, portes ouvertes, feux encore allumés. Abandonnées dans la panique dès les premiers éclats solaires. Comprenant qu’il serait inutile d’appeler la police ou les pompiers pour signaler un accident, je boite quelques mètres, je serre les dents, je secoue ma jambe pour oublier la douleur, et je reprends ma course.

Je ne suis plus très loin. À une douzaine de mètres, je distingue enfin les grilles, les arbres, les silhouettes éventrées du Trocadéro. Mais la ville continue de s’effondrer autour de moi. La façade d’un immeuble s’effondre dans un grondement assourdissant, pulvérisant le trottoir et soulevant un épais nuage de poussière. Dans quelques minutes, je serai près de toi… bon sang : que ces quelques minutes ne soient pas mes dernières. Et finalement, haletant, couvert de sueur et de cendres, j’atteins les jardins du Trocadéro.

Les statues qui bordaient autrefois l’allée ne sont plus que des silhouettes méconnaissables, défigurées par la pluie de feu. Le bassin central, éventré, gît en mille éclats de pierre parmi les débris incandescents tombés Soleil morcelé. Le Soleil… Tandis que je cours au milieu des décombres, je lutte pour ne pas lever les yeux vers lui, pour ne pas laisser cette sphère d’un noir profond capturer mon regard. Rien que d’y penser, mes jambes se dérobent. La terreur me paralyse, mais je serre les dents. Tant que je n’aurai pas revu ton visage, je refuse de m’écrouler !

Un mouvement attire soudain mon attention. Un homme avance vers moi en titubant, sa tête ballotant de gauche à droite comme s’il peinait à garder son équilibre. Ses gestes sont maladroits, désarticulés. Nos regards se croisent, et je lis dans ses yeux une peur si profonde qu’elle me glace le sang. Lentement, il lève les bras et pose ses mains tremblantes sur mes épaules. Ses doigts s’agrippent à mon pull comme à une bouée. Il ouvre la bouche, tente de parler, d’articuler des mots… mais aucun son n’en sort. Et alors que je m’apprête à lui demander s’il a besoin d’aide, sa prise faiblit, et son corps s’effondre contre moi. Mon cœur s’arrête. Je reste figé, incapable de comprendre ce qui vient de se passer. Le monde s’écroule déjà, et voici que des vies basculent autour de moi, une à une, comme des bougies soufflées par le vent.

Tétanisé devant le cadavre, un souvenir de fac me revient en mémoire, comme un écho lointain. C’était il y a un an, et pourtant j’ai l’impression qu’une éternité me sépare de ce moment. Un cours de management, je crois, où le professeur évoquait les besoins et les accomplissements de vie.

« Juste avant de mourir, disait-il, chacun de nous entendrait une petite voix nous murmurer à l’oreille une ultime question : Es-tu heureux de la vie que tu as menée ? As-tu des regrets ? »

Je me souviens avoir haussé les épaules. Après tout, à seulement vingt-deux ans, je ne pensais pas à ma propre mort : j’avais la vie devant moi. Mais aujourd’hui, au milieu de ces jardins en ruine, où tant de gens se recroquevillent, pleurent et hurlent de tout leur être, je crois que je comprends. Derrière les cris et les sanglots, je suis certain que toutes et tous entendent cette petite voix qui les pousse à faire le bilan de leur vie. Et pour beaucoup, je devine déjà leur réponse…

Soudain, je te vois. Toi. Agenouillée parmi les gravats, le visage levé vers l’étoile noire. Même à cette distance, je lis sur ton visage le tumulte d’émotions qui t’assaille : incompréhension, peur, déni, colère. Mon cœur bondit. Sans perdre une seconde de plus, je cours vers toi. Dans ma précipitation, je trébuche sur un bloc de pierre, manque de m’écrouler, bouscule un inconnu sans prendre le temps de m’excuser. Peu importe. Je dois t’atteindre. Enfin, je tombe à genoux près de toi. Mais tu ne me vois pas, tes yeux restent happés par ce ciel qui menace de s’effondrer sur nous. Je t’appelle, je hurle ton prénom jusqu’à m’en briser la voix… et enfin, tu tournes la tête. Enfin, ton regard croise le mien. Je prends ton visage entre mes mains et j’essuie les larmes qui coulent le long de tes joues. Tu trembles. L’air désolé, tu bouges les lèvres et essaies de me parler, mais les mots te manquent. Mais je n’ai pas besoin de t’entendre pour comprendre. Alors je souris malgré les larmes, et je laisse échapper ces trois mots que je m’étais juré de t’avouer aujourd’hui. Et malgré la cacophonie, tu les saisis aussitôt. Tes bras s’enroulent autour de moi, les miens t’enserrent en réponse, et nous nous blottissons l’un contre l’autre. Dans ce chaos, ce havre de paix était tout ce dont j’avais besoin. La pression retombe d’un coup et je n’arrive plus à retenir mes larmes.

Dépassé par tout ce qui était en train de se passer, mon cerveau rejoue des souvenirs aussi vivides que la réalité. Je pense à toutes les belles choses qui m’attendaient dans l’avenir ; aux nombreux projets que ma procrastination a repoussés encore et encore avant de disparaître définitivement de ma mémoire ; aux merveilleux moments que nous aurions pu vivre toi et moi… Je revois nos débuts, mes maladresses, ma timidité. Je remonte plus loin encore : la fac et le lycée ; mon adolescence et mon enfance ; mes amis et ma famille. Et je me maudis d’avoir laissé filer tant de précieux moments, de ne pas avoir osé leur dire à quel point je les aimais. Où sont-ils tous, en ce moment ? Sont-ils toujours en vie ? La question m’arrache une brûlure au cœur, et je refuse de penser à ça.

Quand soudain : je l’entends. Cette voix perfide qui me ronge l’esprit comme un acide rongerait le métal, cette petite voix cruelle me murmurant sa question assassine :

* Es-tu heureux de ce que tu as fait de ta vie ? As-tu des regrets ? *

Elle me ronge. M’empoisonne. M’écrase. Je veux hurler, fuir, me boucher les oreilles. Non ! Pas maintenant ! Pas comme ça !

Les souvenirs se pressent dans ma tête et je tremble violemment. Mes sanglots redoublent, je suffoque, ma poitrine se soulève et s’affaisse en saccades, et mon cœur menace d’exploser. Mais alors, je sens la chaleur de tes paumes qui enveloppe mon visage. Je plonge dans ton regard, et d’un coup : tout se calme. Mon souffle s’apaise, mes larmes se tarissent. Tu es là. C’est tout ce qui compte. Tes yeux semblent vouloir me dire de ne pas m’en faire, de ne pas ressasser le passé ou d’envisager inutilement l’avenir. Car plus rien d’autres n’a d’importance à présent : nous sommes ensemble, ici et maintenant.

Autour de nous, la ville s’embrase et se consume. Le monde s’éteint. Mais entre tes bras, j’ai trouvé la paix. Nous nous regardons en silence, nos lèvres esquissent un sourire, et nous nous embrassons. À quoi bon égrener les regrets et les « si seulement » quand il n’y a plus de futur ? Alors, au milieu de cette apocalypse flamboyante, sous cette pluie d’étoiles incandescentes, transformons notre dernier instant en bonheur. Faisons-le durer encore un peu : aimons-nous une dernière fois, embrassons-nous une dernière fois, et dansons. Oui, dansons.

Dansons sous une pluie d’étoiles.


Si vous avez aimé cette histoire, sachez qu’elle est inspirée de la musique Raining Stars du groupe de métal allemand Lord of the Lost, que vous pourrez écouter en cliquant sur ce lien ! 🎶

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