[Attention : Ceci est le chapitre VI de l’histoire Abîme. Si vous êtes arrivé·e ici par hasard, et n’avez pas lu le ou les chapitre(s) précédent(s), alors je vous invite à cliquer sur ce lien qui vous redirigera vers l’ensemble des chapitres de l’histoire. Sinon : vous pouvez continuer votre lecture ! 😉]
Tandis qu’Arnaud examinait la passerelle en bois qui surplombait le gouffre et qu’Alexandre le rejoignait, je pris quelques instants pour contempler les ruines de la cité millénaire au loin, baignées d’une étrange lueur dont je n’arrivais pas à identifier la source. Quels secrets pouvaient bien se cacher dans un lieu pareil ? Étions-nous sur le point de découvrir les vestiges d’une civilisation aujourd’hui oubliée, engloutie depuis des siècles dans ces entrailles de pierre ? Les restes d’une peuplade qui aurait pu laisser son empreinte sur le monde ? À mesure que mon regard se perdait dans ce paysage quasi onirique, mon imagination nourrie de mes lectures s’emballait. J’inventais des histoires sur les hommes et les femmes qui avaient peut-être vécu ici, loin de la lumière du soleil, il y a bien longtemps. Mais en repensant à certaines œuvres de Lovecraft traitant de la dégénérescence de l’Homme et de son retour à l’état de bête, des scénarios plus perturbants me vinrent à l’esprit. Et si cette cité n’avait jamais été habitée par des hommes ? Ou pire : si ses habitants avaient perdu, au fil des générations, leur humanité ? Un frisson me parcourut l’échine au moment où cette pensée m’apparut, et je secouai nerveusement la tête pour m’en débarrasser… Notre simple et innocente excursion spéléologique me paraissait désormais bien loin, presque étrangère…
Je tournai les yeux vers mes amis, puis sur le pont de cordes qui nous séparait du site archéologique. On aurait dit une de ces passerelles que construisaient les incas pour franchir les gorges et les canyons. L’exemple qui me vint aussitôt fut le pont branlant du deuxième Pirate des Caraïbes. Un banal pont de singe comme on en trouve dans les parcours d’accrobranche… sauf que celui-ci mesurait près de trente mètres et dominait un abîme insondable.
« Alors Lucas ! s’exclama Alexandre en voyant que je n’avais pas bougé d’un pouce. Tu viens ? »
Je poussai un soupir et, sans répondre, je rejoignis le groupe. Arnaud testait déjà la première planche, pesant dessus de plus en plus fort. J’examinai l’état des cordes tressées qui le maintenaient en place, et émis quelques réserves quant à nos chances de traverser indemnes.
« T’es sûr de ton coup, là ? Ça ne m’a pas l’air solide du tout…
– T’inquiète, y a aucun risque !
– Aucun risque, vraiment ? demandai-je d’un ton ironique en grattant du bout du doigt la moisissure sur le bois. Non, sérieusement Arnaud : tu vas nous tuer avec tes conneries… Je reconnais que nous n’avons pas le choix d’avancer, mais il y a peut-être d’autres chemins que celui-là, non ?
– Bah cherche, si tu veux ! Moi j’te dis que ça passe. Faut juste y aller touuuuuut doucement… me répondit-il en faisant un nouveau pas sur le pont. »
À peine avait-il posé le pied sur la deuxième planche qu’un craquement sec résonna, se mêlant au gémissement sinistre des cordes tendues…
« Tout doucement, c’est ça… soupirai-je en haussant les épaules avant de me tourner vers Alexandre. Tu vas marcher là-dessus, toi ? Vraiment ?
– T’es trop pessimiste, Lucas ! me coupa Arnaud. J’te parie… allez, vingt balles que j’arrive à passer de l’autre côté !
– Ha ! Vingt balles pour te voir tomber dans le vide ? Franchement : ça les vaut ! Et si j’gagne, tu me les donnes comment, crétin ? File-moi ton portefeuille tout de suite et saute, ça ira plus vite…
– Regarde bien et apprends ! »
Sans ajouter quoi que ce soit, Arnaud se retourna, fit face à la passerelle suspendue dans le vide, prit une grande inspiration puis s’éloigna petit à petit. Nous le regardâmes se balancer dangereusement, manquer de glisser à deux reprises, s’immobiliser pour jauger la prochaine planche… et contre toute attente, nous le vîmes poser un pied de l’autre côté du gouffre, victorieux. J’étais abasourdi, mais néanmoins soulagé de ne pas l’avoir vu disparaître dans les profondeurs.
« L’enfoiré… murmurai-je tandis que je le regardais m’adresser un grand signe de la main en guise de provocation.
– Hé hé ! T’as perdu vingt euros ! ricana Alexandre.
– Toi, avance ! »
Alexandre s’exécuta et, non sans une certaine hésitation, traversa à son tour. Il ne restait donc plus que moi. Arnaud me fixait, un large sourire sur les lèvres. Il ne disait rien, son expression bravache se suffisant à elle-même.
« Quand faut y aller… »
Je pris une grande inspiration et posai le pied sur la première planche. Un long craquement résonna dans toute la caverne. En voyant Arnaud se gausser de l’autre côté du ravin, j’en conclus que le bruit fut assez fort pour être entendu une trentaine de mètres plus loin. Moi qui m’attendais à davantage de soutien de la part de mes amis… mais je venais d’avoir la confirmation de ce qui aurait pu se passe tout à l’heure, lors de notre rencontre avec la créature. Si l’un d’entre nous s’était décidé à faire cavalier seul et à laisser les autres se débrouiller, ce serait forcément Arnaud…
À mesure que j’avançais sur le pont suspendu, au rythme des craquements du bois et bien cramponné à la corde, je veillais à ne pas détacher mon regard de la ville fantôme. Je n’étais pas réellement sujet au vertige : tant que mes yeux étaient capables de repérer quand s’arrêtait le vide, ou de discerner des éléments du décor en contrebas, tout allait bien. Mais l’impossibilité d’estimer la profondeur du gouffre au-dessus duquel je déambulais dangereusement me glaçait le sang. Rien que de penser à « plonger » mon regard dans ce gouffre suffisait à me faire trembler.
« Ne regarde pas en bas, Lucas… ne regarde pas en bas… »
Je répétais cette phrase comme un mantra tout en essayant de déterminer quelle planche était assez solide pour y poser mon pied. Chaque fois que je faisais un pas, je devais contrôler l’état du pont tout en évitant de trop baisser la tête, au risque de faire une crise d’angoisse en contemplant le néant. Et après ce qui me parut durer une éternité, j’atteignis enfin la terre ferme…
« Bah voilà ! Finalement, tout s’est bien passé ! se moqua Arnaud en me tapotant l’épaule comme pour me féliciter. Par contre, tu me dois vingt euros ! »
Je n’avais pas la force de lui répondre, étant bien trop occupé à reprendre mon souffle. Cette traversée, je l’avais apparemment faite en apnée.
« Bon allez, reprit-il, c’est pas tout ça mais on a un autre pont à passer !
– Quoi ?! m’écriai-je en me redressant d’un coup, prêt à lui rentrer dedans sous le coup de la colère. T’es sérieux, là ?
– Nan, il se fout de toi : regarde… »
Alexandre s’écarta et désigna le passage qui avait été taillé dans la roche. Il longeait la paroi de la caverne, serpentant par endroit, et menait directement à l’entrée de la cité en ruine.
« Oh la vache, merci !
– Ça va être facile maintenant, ajouta Alexandre, y a qu’à marcher !
– Ouais, c’est pas comme si on marchait déjà depuis plus de deux heures… ironisai-je avant de tourner la tête et de balayer la grotte du regard. J’ai l’impression qu’il n’y a pas des masses de sorties, par contre…
– Déjà, pour commencer : allons jeter un œil à cet endroit ! On réfléchira à sortir d’ici après ! »
* * *
Une dizaine de minutes plus tard, nous arrivâmes au pied de l’arche en pierre en partie écroulée qui marquait l’entrée de la ville souterraine. Des inscriptions hiéroglyphiques recouvraient les deux piliers. Alexandre se rapprocha d’un morceau encore intact puis se pencha sur les signes gravés qui s’étaient effacés avec le temps. Bien évidemment, il ne put en tirer aucune traduction, mais souligna néanmoins le caractère singulier des symboles, très différents des idéogrammes égyptiens ou encore des runes de l’alphabet nordique.
« C’est vieux… lâcha-t-il spontanément en haussant les épaules.
– Merci pour cette information pertinente, Sherlock ! Quoi d’autre ?
– Je crois que t’as oublié de préciser qu’il y a de la mousse dessus, et que c’est donc TRÈS vieux ! me moquai-je gentiment de lui en grattant la végétation qui recouvrait la pierre grise.
– Bon, vous avez fini ? Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise : c’est juste une arche… Les gens devaient passer par là pour entrer et sortir de la ville… »
Nous échangeâmes alors un regard et restâmes silencieux quelques instants. Malgré la curiosité qui nous invitait à bras ouverts à pénétrer dans ce lieu oublié de tous, nous étions partagés entre excitation et appréhension. Notre récente course-poursuite dans les entrailles de la montagne hantait encore nos esprits.
« Qu’est-ce qu’on attend alors ? reprit Arnaud. On y va ? »
À en juger le ton de sa voix, la témérité et l’enthousiasme qui l’animaient jusqu’à maintenant s’étaient pour ainsi dire envolés. Et nous demander notre avis de cette manière était clairement un moyen pour lui de se donner du courage.
– Vu qu’on a failli mourir à deux reprises, je n’suis plus à ça près, perso… répondis-je en regardant le couloir obstrué par l’éboulement. Et de toute façon, tu l’as dit tout à l’heure : nous n’avons pas l’choix, puisque c’est la seule issue… »
Finalement, nous franchîmes l’arche et pénétrâmes dans la ville. D’un pas lent et prudent, nous nous enfonçâmes dans les rues, découvrant les bâtiments qui nous toisaient dans un silence lugubre. Un grand nombre d’édifices en pierre, à différents stades de conservation, se dressait tout autour de nous. Les toits de ce qui devait être des habitations s’étaient écroulés, mais l’ensemble n’en gardait pas moins un air de splendeur ancienne et immémoriale que rien ne pouvait effacer. En tournant la tête à droite et à gauche, je découvrais çà et là des objets abandonnés par les anciens habitants. Des objets du quotidien qui ne m’étaient pas inconnus : écuelles, couteaux, gobelets, céramiques… Je devinais également quelques outils rudimentaires utilisés certainement pour travailler la pierre ou pour bâtir. D’autres en revanche constituaient une énigme et j’avais beau me les décrire mentalement, il m’était impossible de déterminer leur origine ou leur fonction… Je ls observais, fasciné, mais aussi troublé.
Alors que nous progressions dans les rues inanimées, quelque chose me chiffonna. Où étaient passés les gens qui vivaient ici ? Certes, ils n’avaient pas rejoint la surface, sinon le monde entier connaîtrait l’existence de cet endroit… mais où étaient enterrés les corps ? Il n’y avait pas de traces de sépultures, ni de catacombes…Rien. Cette absence me serra la gorge. Plus j’y pensais, plus mon imagination travaillait, me proposant divers scénarios à la fois tragiques et… malsains. Et pour accentuer ce sentiment de malaise qui grimpait lentement en moi, je frissonnais chaque fois que mon regard se posait sur une des rues sombres, craignant d’apercevoir une paire d’yeux nous épier depuis la pénombre, comme ceux de la créature qui nous avait pourchassés dans les tunnels.
« Hé, regardez ! s’exclama tout à coup Alexandre, ce qui me fit manquer de peu la crise cardiaque. Vous avez vu la taille de ce truc ? »
Il étendit alors le bras et pointa du doigt droit devant lui, nous désignant entre autres le bloc massif qui s’élevait fièrement au-dessus des bâtiments. Arnaud s’enthousiasma, peut-être un peu trop d’ailleurs…
« C’était là qu’on sacrifiait les prisonniers et les criminels aux dieeeeeuuuuux ! lança-t-il d’une voix théâtrale. »
Alexandre le toisa d’un regard noir. La blague ne passait pas, visiblement. L’anxiété, sans doute. Pour ma part, je n’arrivais pas à détacher mon regard de l’impressionnant monolithe noir. Stupéfait et terrifié à la fois, j’approchai de l’obélisque.
« Les gravures ressemblent à celles de l’arche… nous expliqua Alexandre en effleurant la surface du bloc. Mais j’ai l’impression qu’il y a des dessins, aussi… »
J’examinai à mon tour les symboles. De nombreux idéogrammes représentaient des objets souterrains connus : montagnes, stalactites, crevasses et grottes. Par endroits, je crus reconnaître le dédale de tunnels que nous arpentions tout à l’heure, ou encore l’obélisque que nous étions en train de décrypter… mais les bas-reliefs apportèrent une multitude d’interrogations et, avec elles, un sentiment d’effroi. Ils étaient pleinement visibles car creusés et détourés avec davantage de précision que les éléments précédents. Les sculptures représentaient des hommes, ou tout du moins des silhouettes vaguement humaines, qui évoluaient dans des cavernes et des grottes sous les montagnes. D’autres encore étaient réunies autour d’un sanctuaire qui évoquait la place sur laquelle nous nous trouvions en ce moment. Les silhouettes étaient monstrueuses : crânes chauves, yeux ronds et vides, crocs, griffes…
Saisi de crainte devant cette fresque d’une époque oubliée, je demeurais dans un état de contemplation tandis que la lumière qui émanait de je ne savais où projetait des reflets bizarres sur les bâtiments qui nous entouraient. D’étranges sensations s’emparèrent soudainement de moi : ma vision se troubla, mon corps s’engourdit, et je lâchai l’obélisque avant de tituber sous le regard paniqué de mes amis.
« Oh bordel, Lucas ! cria Arnaud en se ruant sur moi. Il m’attrapa le bras, me retenant de justesse, et me secoua. Alex, vient m’aider ! Il nous refait une crise ! »
Leurs visages se brouillèrent, et des taches noires envahirent mon champ de vision. Et, pour la seconde fois depuis le début de note excursion souterraine, je perdis connaissance…
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