[Attention : Ceci est le chapitre V de l’histoire Abîme. Si vous êtes arrivé·e ici par hasard, et n’avez pas lu le ou les chapitre(s) précédent(s), alors je vous invite à cliquer sur ce lien qui vous redirigera vers l’ensemble des chapitres de l’histoire. Sinon : vous pouvez continuer votre lecture ! 😉]
Tétanisés au milieu du couloir, nous retenions notre souffle, suspendus à la respiration rauque de la chose qui nous épiait depuis les ténèbres. De nous trois, seul Alexandre faisait face à l’ouverture, et pouvait par conséquent entrapercevoir la créature. Le silence qui nous enveloppait avait quelque chose d’anormal, comme si le monde entier s’était figé, et je crus un instant percevoir le battement désordonné de nos propres cœurs. Qu’étions-nous supposés faire ? Nous élancer au hasard dans l’obscurité, ou attendre que la mort, griffue et carnassière, vienne nous chercher ?
Les secondes s’égrenaient une à une, et une profonde angoisse s’immisçait lentement en moi. J’observai successivement Alexandre et Arnaud du coin de l’œil… Difficile de ne pas penser à ce qui allait suivre, au choix que nous nous apprêtions à faire. Car quoi qu’il arrive, l’un de nous n’en sortirait probablement pas vivant. Accompagnant ma terrible impression, une pensée me traversa l’esprit : et si l’un de nous cédait à la panique ? Si Arnaud, Alexandre ou moi décidions de courir, de laisser les autres derrière se débrouiller seuls avec la bête ? Notre amitié était-elle assez forte pour résister à la pression qu’exerçait notre instinct de survie en ce moment ? Au fond, peut-être était-ce exactement ce qu’attendait la créature. Que l’un de nous bouge, tente de s’enfuir. Peut-être préférait-elle traquer des proies affolées et hésitantes, persuadées de pouvoir échapper à ses crocs acérés, plutôt que de fondre sur celles qui se savaient condamnées et qui avaient accepté leur sort ? Et si elle était capable de comprendre cela ? Si elle était capable d’anticiper nos réactions, de réfléchir ? Je chassai cette idée, mais elle revint aussitôt, accrochée à moi comme une sangsue.
Malgré la peur qui m’avait enchaîné sur place et m’empêchait de prendre une décision, le stress me fit l’effet d’un électrochoc. Mon instinct primitif, jusqu’ici paralysé, reprit brutalement le dessus. Il m’ordonna de faire quelque chose. Il ne voulait pas mourir. Pas comme ça. La réaction de survie fut immédiate. Le combat était hors de question. Restait la fuite. Mais alors que mes muscles se préparaient à bondir, une pulsion étrange, morbide, supplanta la seule chose sensée à faire dans cette situation et me poussa à tourner la tête. Je ne pouvais m’en empêcher. Mon regard glissa sur la roche, puis s’enfonça dans l’ombre… Et c’est alors que, tout tremblant, mes yeux croisèrent les pupilles brillantes qui nous fixaient, scintillant dans l’obscurité. Cette chose… elle dégageait une aura écrasante, monstrueuse ! Je me sentis happé par ce regard, comme si toute la vie qui m’habitait venait d’être aspirée. Un frisson me parcourut entièrement, partant de ma nuque et se propageant jusque dans mes mollets. Puis elle ouvrit la gueule, laissant apparaître des crocs luisants. Ce sourire qui se dessinait dans la pénombre… mon Dieu : venait-elle d’esquisser un rictus malsain, presque moqueur ? Mon cœur s’emballa, ma respiration devint haletante. C’en était fini de nous. Elle avait gagné !
Tout à coup, la voix d’Arnaud me tira de ma tétanie :
« Courez !! hurla-t-il. »
L’ordre atteignit mon cerveau en une fraction de seconde, et il ne m’en fallut pas plus pour me faire réagir. Mes jambes se fléchirent d’un coup, prêtes pour une ultime course, et me propulsèrent dans le couloir.
Jamais nous n’avions couru aussi vite. Nos pas résonnaient tout autour de nous dans la galerie, lourds, rythmés par nos respirations hachées, nos jurons paniqués, et le cliquetis frénétique de nos gourdes qui s’entrechoquaient dans nos sacs. M’étant retrouvé en tête par la force des choses, j’avais la lourde tâche de guider le reste du groupe à travers les tunnels, de choisir à chaque intersection le chemin qui, je l’espérais, nous mènerait loin de la créature. Je n’avais pas le temps de réfléchir à ce qui était en train de se passer, et le décor défilait bien trop vite pour que je puisse aujourd’hui retracer notre parcours dans les entrailles de la Terre. La créature était-elle derrière nous ? Était-elle toujours à nos trousses ? Ou bien attendait-elle que l’on se retrouve coincé et essoufflé dans un cul-de-sac ? Je n’osais pas tourner la tête pour m’en assurer, d’autant que je devais impérativement rester concentré sur le couloir, sous peine de rentrer par inadvertance en collision avec un mur !
Mais alors que nous courions à perdre haleine, un grondement familier se fit entendre. Ce bourdonnement que nous ne connaissions que trop bien résonna pour la énième fois dans les couloirs, se propageant comme une onde vibrant dans l’air, dans la pierre, dans nos os. Cette espèce de vrombissement que nous avions baptisé, faute de mieux, le « hum », constituait visiblement le cœur même du cauchemar dans lequel nous étions coincés depuis plusieurs heures maintenant. Chaque pas supplémentaire que nous faisions semblait l’amplifier, à tel point qu’il finit par devenir bien réel et palpable ! De la poussière se mit à tomber du plafond de la galerie, secouée par des pulsations régulières. Puis, à une dizaine de mètres devant moi, un morceau de granit se détacha de la paroi et s’écrasa au sol, manquant de peu de déchirer mon pantalon et de me lacérer la jambe. Malgré cela, malgré mon angoisse de mourir enseveli ici, j’éprouvai un certain soulagement en sachant que la créature qui nous pourchassait finirait elle aussi, sans mauvais jeu de mots, six pieds sous terre.
« Bordel de merde ! s’emporta Alexandre, haletant. Le tunnel est en train de s’effondrer ! »
Je levai la tête et ce que je vis confirma ses mots : des fissures se dessinaient dans la voûte, s’élargissant à vue d’œil. Une secousse plus violente que les précédentes ébranla toute la galerie, morcelant sa structure en une multitude de pierres brunes et grises.
« Fais chier ! criai-je. Allez, les gars, plus vite ! Je crois qu’je vois une sortie plus loin ! »
Effectivement, quelques mètres devant nous, je discernai une ouverture depuis laquelle filtrait une faible lueur bleutée. Pas de doute possible : c’était notre seule chance. Nous fonçâmes. Le sol se déroba sous nos pas, la caverne rugit… Nous n’étions plus très loin… encore un effort… un tout petit effort… et enfin, après une ultime enjambée, nous franchîmes l’unique passage. Derrière nous, la Terre gronda, la paroi se fissura en un craquement terrible, une violente secousse fit trembler l’intégralité de la caverne, et le plafond s’écroula, engloutissant définitivement le couloir dans un nuage de poussière et de gravats.
À bout de souffle, nous nous écroulâmes tous les trois au sol.
« Han… bon sang… articula Arnaud avant de laisser échapper un rire nerveux, soulagé. J’ai bien cru qu’on était mort !
– Ouais… moi aussi… souffla Alexandre, encore tremblant.
– C’était quoi, Alex ? Un animal ?
– J’sais pas… Il toussa, reprit de l’air, et poursuivit. Un ours, un lion… un dragon ? j’en sais rien, j’m’en fous ! Ce qui compte, c’est qu’ce truc soit coincé dans le couloir !
– Ha ! Avec un peu d’chance, il est raide mort, écrasé sous la montagne… Tout va bien, sinon ?
– Au bord de la crise cardiaque, mais en vie… grogna Alexandre en posant deux doigts sur sa carotide pour vérifier son pouls. Il tourna ensuite la tête dans ma direction. Et toi, Lucas ? »
Mais le silence qui s’abattit brutalement en dit long sur la réaction de mes amis, car nous découvrîmes un spectacle grandiose que jamais nous n’aurions pu imaginer dans nos rêves les plus fous : une myriade de plateformes taillées à même les parois rocheuses s’élevaient autour d’un gouffre vertigineux, dernier obstacle avant d’atteindre le cœur même du globe terrestre. D’énormes piliers de pierre, colossaux et majestueux, soutenaient la voûte de cette caverne titanesque, surgissant de l’abîme sous nos pieds pour grimper jusqu’à des hauteurs vertigineuses. Et, droit devant nous, dressée au sommet de la plus haute des plateformes, se laissaient entrevoir les ruines d’une cité millénaire, vestiges d’une civilisation antédiluvienne. Autour de nous, une nuée de créatures flottantes lévitait et évoluaient avec une grâce presque irréelle dans les airs : des méduses translucides, gélatineuses, aux teintes violettes, mauves, bleues et vertes. Celles que j’avais contemplées durant mon épisode d’inconscience, et qui étaient finalement parvenues à franchir la barrière qui nous séparait du royaume de Morphée. Ou bien étais-je encore en train de rêver ? Certaines de ces majestueuses et fascinantes créatures étaient, à l’image des lieux, démesurément grandes ! Plus grandes encore que la méduse à crinière de lion, dont la taille rivalise aisément avec celle de la baleine bleue.
En me tournant vers mes deux amis, bouleversés par cette découverte irréaliste, je lus sur leurs visages l’expression exacte de ce que je ressentais : un mélange d’émerveillement, de confusion… mais aussi un soupçon de peur. Pour ma part, je ne savais plus quoi penser, mon cerveau s’étant noyé sous un flot de questions… Cela ne pouvait pas être vrai, c’était impossible ! Ce panorama saisissant ressemblait exactement à celui qui m’était apparu en songes ! Alors comment pouvais-je le contempler à présent, éveillé ? Et surtout : comment se faisait-il qu’Alexandre et Arnaud puissent le voir également ?
Une voix brisa soudainement le silence quasi religieux qui avait pris possession des lieux depuis une bonne minute.
« Bordel, ça y est : j’suis en train d’rêver !
– Alors on est deux ! répliqua Alexandre, qui ne put s’empêcher de dégainer son téléphone portable pour immortaliser ce décor digne d’un film d’Indiana Jones.
– J’n’y crois pas : nous sommes les premiers à découvrir ça ? C’est ouf ! »
Ayant repris mes esprits, je m’arrêtai sur la dernière phrase que venait de prononcer Arnaud. Il avait probablement raison. Nous étions sans doute les premiers à fouler cet endroit insensé, tout droit sorti du fantasme d’un archéologue. Je repensai alors à notre professeur d’histoire du lycée qui, au cours d’une séquence consacrée aux guerres napoléoniennes, avait cité cette célèbre allocution que le Petit Caporal adressa à ses officiers en juillet 1798, au pied des pyramides de Gizeh : « Soldats, songez que, du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent ! ». Qu’aurait-il dit en voyant ça ? Ici, c’était plus que quarante siècles qui nous observaient. Malgré la distance qui nous séparait des bâtiments effondrés, les ruines me paraissaient infiniment plus anciennes que le Sphinx, plus vieilles encore que la nécropole de Saqqarah dans la région de Memphis, ou les premiers temples mésopotamiens.
« Vous pensez comme moi, les gars ? »
Je lançai un regard à Arnaud, qui avait visiblement une idée derrière la tête. Difficile de ne pas comprendre où il voulait en venir compte tenu de l’expression presque enfantine qu’il arborait. Il avait grandi bercé par les films et les jeux vidéo d’aventure mettant en scène des explorateurs et des chasseurs de trésors, entre autres Benjamin Gates, Lara Croft ou ce cher Indy que j’avais mentionné tout à l’heure. Et la découverte de ce paysage mythique qu’aucun homme n’avait foulé depuis des temps immémoriaux semblait avoir été façonné pour éveiller en lui cette fièvre de l’exploration !
« Euh… t’es sûr de toi, Arnaud ? s’enquit Alexandre en se rapprochant prudemment du bord de la plateforme sur laquelle nous nous trouvions, avant de se pencher au-dessus du vide.
– Il a raison : on a failli mourir tout à l’heure, t’as oublié ?
– Justement ! Ce s’rait con de mourir sans avoir vu quelque chose d’aussi spectaculaire, non ?
– Ce qui serait mieux, surtout, ce serait de pouvoir raconter ce qu’on a vu… lâchai-je, las, avant de soupirer.
– Et personnellement, j’avoue que je préférerai rester en vie…
– Oh allez, Alex ! Regarde-moi ça ! s’exclama Arnaud en désignant le panorama du menton. T’as pas envie d’aller jeter un coup d’œil ? T’es pas un peu curieux ? Il pointa ensuite le téléphone que son ami tenait toujours dans sa main. T’as pas envie de prendre quelques photos en souvenir ?
– Et si le monstre venait de là-bas, t’y as pensé ? m’interposai-je en désignant le tunnel effondré derrière nous. Et s’il y en avait d’autres ?
– Ha ! Je suis sûr qu’ils se sont tous entretués, et que c’était le dernier de son espèce !
– Arrête de dire n’importe quoi ! Qu’est-ce que t’en sais, hein ? J’te rappelle que c’est à cause de toi si on est dans cette merde ! Donc non merci pour une nouvelle exploration : j’pense qu’on a déjà donné ! »
Arnaud se tut. J’avais marqué un point, visiblement. Il se frotta le menton, prit le temps de considérer ce que je venais de dire, puis tourna les talons pour observer une nouvelle fois les colonnes et les structures en pierre à l’autre bout de l’immense caverne.
« Tu n’as pas tort, Lucas… concéda-t-il en reportant son attention sur moi. Mais tu oublies un petit détail… »
À voir le sourire en coin qu’esquissait ses lèvres, je poussai un profond soupir, déjà excédé par l’entêtement qu’il affichait si souvent. Il pointa du doigt le couloir par lequel nous venions d’arriver, nous invitant littéralement à suivre son raisonnement.
« Le chemin est bloqué, non ?
– Oui, et donc ? demanda Alexandre, perplexe.
– Oh bon sang… »
En comprenant ce qu’il insinuait, je râlai ouvertement et levai les yeux au ciel. Puisque nous ne pouvions rebrousser chemin, la seule option qui nous restait était de chercher une autre issue… et donc de continuer à avancer.
« Je sais que ça t’fait râler, Lucas, mais au fond : tu sais que j’ai raison ! fanfaronna-t-il tout en me contournant avant de se diriger vers la passerelle en contrebas.
– Putain, mais quel… raaaah ! »
Je serrai les poings et pris une profonde et bruyante inspiration. Il avait raison, c’était ça le pire. Mais son air suffisant me donnait envie de l’étrangler ! Voyant que j’étais en train de bouillir, Alexandre s’approcha de moi et posa une main sur mon épaule.
« Laisse tomber, Lucas, ça n’sert à rien… lâcha-t-il sur un ton posé. Il est comme ça, c’est tout.
– C’est ça, ouais, il est comme ça… répondis-je en écho, dépité. Pfff… si ça continue, c’est lui que je vais laisser tomber.
– Ahahaha ! Ça peut s’faire ! Je t’aiderai à le pousser de la passerelle tout à l’heure, si tu veux ! »
Il éclata de rire, désignant d’un signe de tête le ponton branlant vers lequel Arnaud s’avançait d’un pas décidé. Puis il me donna une tape amicale dans le dos, avant de se mettre en route à son tour, me laissant seul quelques instants. Je pris le temps d’observer, une dernière fois, le panorama grandiose. Mes yeux s’attardèrent sur les ruines mystérieuses de cette cité archaïque, et un frisson me parcourut l’échine.
« Bon… soupirai-je une nouvelle fois, résigné, en réajustant la sangle de mon sac. Je crois qu’on n’a pas le choix… »
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