Aujourd’hui, c’est un de ces après-midi que je redoute. Je n’ai pas cours le mercredi après-midi, et mes parents m’ont demandé de passer voir Mamie à l’hôpital, en m’expliquant que ça lui ferait plaisir. Elle ne va pas bien, et depuis quelques mois, ça ne cesse de se dégrader. Ils me disent que c’est sa maladie, qu’elle a Alzheimer… mais moi, ce que je vois, c’est qu’elle oublie peu à peu tout ce qui fait d’elle ma Mamie.
Je rentre dans sa chambre, et elle est là, assise dans son fauteuil, les mains posées sur ses genoux et les yeux perdus dans le paysage qu’elle observe à travers la fenêtre. Quand elle me voit entrer, elle sourit. Même si elle est radieuse en me voyant franchir le seuil, je ne peux m’empêcher d’avoir un pincement au cœur. Parce que je sais qu’elle ne sait pas vraiment qui je suis. Mais ça ne fait rien, je fais comme si. Et je lui souris aussi.
« Salut Mamie ! Ça va ? »
Elle me regarde un moment, sans dire un mot. Je vois ses yeux qui cherchent dans sur mon visage un détail, quelque chose qui l’aiderait à se souvenir. Puis elle me répond :
« Oh, bonjour ! Très bien, merci ! Et toi ? »
Je hoche la tête et m’approche d’elle. J’ai envie de la serrer dans mes bras, de l’embrasser, mais avec sa maladie, je ne sais pas comment elle pourrait réagir. Alors je m’arrête, tire une chaise et la place face à elle.
« Ça me fait plaisir d’avoir de la compagnie !
– Oui, je suis venu passer un peu de temps avec toi. »
Elle me regarde encore, un peu plus longtemps cette fois. Elle se demande si elle m’a déjà vu quelque part, mais impossible de se rappeler.
« C’est gentil, oui… Oui, c’est gentil de venir me voir… murmure-t-elle, comme si elle se parlait à elle-même. »
Je m’assois devant elle et nous restons là, dans un silence un peu étrange, presque gênant. Puis elle se met à parler, à me faire la conversation. Ce qu’elle dit n’a pas de sens, ni de lien. Parfois, elle évoque des souvenirs, des personnes que je n’ai pas connues, des événements que je n’ai pas vécus. Puis elle me parle de la météo, de ses voisines de chambre, des infirmiers et infirmières qui viennent s’occuper d’elle. Elle me raconte son enfance, les jeux avec lesquels elle jouait, les gens qui l’entouraient. Je l’écoute, même si une partie de moi souffre de l’entendre se perdre dans ces détails flous. Mais je souris, et je la laisse parler. Après tout, ces moments où elle se raccroche à ce qui peut encore être sauvé, c’est tout ce qu’il nous reste.
Quand l’infirmière passe, Mamie lui demande si elle a déjà mangé, si elle va bientôt pouvoir sortir de l’hôpital. Je vois bien que les questions sont un peu vides, qu’elle a oublié qu’elle était déjà là depuis plusieurs semaines. Mais je me contente de répondre pour elle. C’est plus facile ainsi…
Les heures passent, mais le temps semble s’étirer. Et au bout d’un moment, en regardant discrètement mon téléphone portable, je réalise que c’est presque l’heure pour moi de partir. Alors je me lève, mais juste avant de l’embrasser sur la joue, je me souviens. Alzheimer. Oui, peut-être un simple un hochement de main…
« Je suis désolé, Mamie, mais je dois y aller. Je lui adresse un petit sourire triste. Mais je reviendrai, promis. C’était agréable de te voir ! »
Elle me regarde avec ses yeux d’un bleu pâle, un peu perdus, et me répond tout doucement :
« Oui… c’était agréable de me souvenir de toi. »
Je suis sur le point de partir, et ça me fait un choc. Je plisse les yeux, et n’ose rien dire pendant quelques secondes.
« Tu… tu te souviens de moi ? »
Elle me regarde, et même si ses yeux montrent clairement qu’elle ne sait toujours pas qui je suis, une lueur y brille encore.
« Je ne me souviens pas de ton nom, mais je me souviens que je t’aime. »
Les mots me manquent. C’est tout ce que je voulais entendre. Parce qu’à la fin, même quand on oublie tout, l’amour, lui, ne disparaît jamais.